La reine Kossamak rebondit sur cette dernière remarque :
– Son Ngoc Thanh ne peut accepter ce retour en arrière ! Mais, mon fils, vous n’êtes plus au pouvoir. Réfléchissons un peu. Supposons que l’on soutienne sa démarche. S’il réussit, il consolide sa popularité dans la population et sa prééminence, peut-être même devrez-vous abdiquer comme Bao Daï ; s’il échoue, vous vous serez mis à dos les Français et vous serez emporté avec lui. Dans tous les cas, vous êtes perdant. Lors des manifestations, vous a-t-il fait acclamer ? Non ! Pourtant c’est vous qui avez proclamé la souveraineté du pays. Et son référendum, parle-t-il de vous ? Non ! On demande au peuple de réaffirmer son attachement à l’indépendance et au gouvernement… de M. Son Ngoc Thanh.
Elle vit le visage de son fils se raidir. « Mon enfant, j’ai beaucoup à t’apprendre, tu es encore bien tendre pour un roi ». Elle rajouta :
– De plus, je crois que le Cambodge a beaucoup à perdre avec Son Ngoc Thanh. Il est trop proche des Japonais, il est même officier chez eux, il a paradé avec leur uniforme. Nous serions rejetés par l’ensemble des nations alliées. Nous devons contrer discrètement son projet.
Dire que le Premier ministre avait été son protégé ! Chacun regardait la reine mère comme s’il cherchait à deviner sur ses traits la justesse de ses arguments. Tous les présents mettaient le roi au-dessus de tout, mais pouvait-on renoncer à l’indépendance pour perdre Son Ngoc Thanh ? Qu’était devenue cette union sacrée si chère à Sihanouk ? Monipong qui avait une foi sans bornes pour son aînée fut le premier à la soutenir.
– Le sentiment nationaliste est fort dans le pays, mais ceux qui sont au pouvoir sont faibles, car ils n’ont pas vraiment la confiance du peuple. Certes, nul ne conteste leur patriotisme, mais où étaient-ils le 13 mars[6] ? En réalité, il y a une crise économique grave depuis que Son Ngoc Thanh est président du Conseil et il se doit d’être intransigeant pour la faire oublier. Plus indépendantiste que moi, tu meurs ! C’est le seul atout dont il dispose. Cela le pousse à une surenchère là où au contraire, nous avons à nous montrer souples pour pouvoir négocier avec les Français.
Monireth prit aussi position pour sa sœur en rajoutant :
– Si nous n’y prenons garde, Son Ngoc Thanh risque de prendre exemple sur les Vietnamiens et de nous conduire à un conflit ouvert avec la France.
Le Viêt Nam, le modèle effrayant d’une indépendance ratée : des centaines de morts et une haine annonciatrice de milliers d’autres ! Cette perspective fit basculer Sihanouk. Son estime pour Son Ngoc Than, cette sensation d’avoir rencontré quelqu’un de compétent, pouvant mener le pays vers son autonomie, tout cela avait disparu.
– Vous avez raison. Je ne souhaite en aucun cas vivre ce cauchemar. On dit que le Viêt Minh a volontairement déchaîné ces massacres afin de provoquer une rupture définitive entre les deux sociétés. Je ne veux pas de ça au Cambodge, pas de cette indépendance-là. Notre leader nationaliste est bien capable de ce genre d’expédient. Il faut prendre contact avec le général Leclerc, lui faire comprendre secrètement que nous nous désolidarisons de ce régime. Mon oncle, en tant qu’ancien de la Légion étrangère, cela devrait être plus facile pour vous.
Monireth acquiesça. Il avait eu l’occasion de rencontrer le commandant Gallois, qui dirigeait l’armée au Cambodge, et de constater qu’il bénéficiait d’un préjugé très favorable auprès des Français.
– Vous lui direz que, depuis le 9 mars, nous agissons sous la contrainte et que nous pensons, contrairement au gouvernement, qu’il doit être possible de trouver un accord qui satisfasse le souhait de la France d’une Fédération indochinoise, d’une Union française et… notre désir d’un Cambodge indépendant.
Kossamak interrompit Sihanouk.
– Ayons pitié du peuple ! Explique-leur aussi qu’il leur suffit d’arrêter Son Ngoc Thanh et ils seront accueillis en vainqueur à Phnom Penh par mon fils.