Le 2 septembre 1945, le Japon signa sa capitulation sur le cuirassé Missouri, c’était la fin du plus terrifiant des conflits. Qui se souvint, alors, de l’horreur ressentie en voyant Varsovie en flamme, après le premier bombardement « stratégique » par la Luftwaffe. Tant de villes, depuis, avaient été détruites, tant d’atrocités, tant de crimes de guerre, tant de crimes contre l’humanité avaient été commis ! Pour vaincre la haine de ces nouveaux barbares, il avait fallu s’armer de haine à son tour et peu nombreux furent ceux qui eurent une pensée, ce jour-là, pour les irradiés d’Hiroshima ou de Nagasaki[2].
Le même jour, à Hanoï, Hô Chi Minh proclama l’indépendance du Viêt Nam, regroupant Tonkin, Annam et Cochinchine, dans un discours dénonçant autant l’impérialisme français que nippon, avec des mots très durs comme « les colonialistes français, abusant du drapeau de la liberté, de l’égalité, de la fraternité » ou « ainsi, bien loin de nous “protéger” en l’espace de cinq ans, ils ont par deux fois vendu notre pays aux Japonais », pour annoncer que « les Français s’enfuient, les Japonais se rendent, l’empereur Bao Daï abdique. Notre peuple a brisé toutes les chaînes » avant de conclure au droit à la souveraineté « d’un peuple qui s’est obstinément opposé à la domination française pendant plus de quatre-vingts ans, un peuple qui, durant ces dernières années, s’est résolument rangé du côté des Alliés pour lutter contre le fascisme ».
Le même jour, à Saïgon, sous une chaleur étouffante, une manifestation nationaliste de 200 000 personnes, hommes et femmes, jeunes et vieux, se dirigeait vers le centre de la ville pour faire la fête, écouter ensemble et en direct depuis Hanoï, la proclamation faite par Hô Chi Minh. Place de la Cathédrale, il y eut des détonations. Aussitôt, ce fut l’émeute. Le colonel Cédile, représentant la France, était incapable de protéger la population blanche et eurasienne, n’ayant ni pouvoir ni troupe.
Le 12 septembre, les Anglais débarquèrent à Saïgon, une centaine de gurkhas du général Gracey de l’armée des Indes britanniques, mais ils ne parvinrent pas à ramener le calme.
Finalement, le 23, ils acceptèrent de charger les soldats du 11e régiment d’infanterie coloniale de la sécurité de la capitale. Ces derniers se lancèrent dans une répression tous azimuts si violente qu’on les obligea à rentrer dans leurs casernes. Les nationalistes répliquèrent par trois journées destinées à « semer la terreur chez les blancs ». Le 24, le Viêt Minh décréta la grève générale. La ville subit des coupures d’eau, d’électricité, les transports furent paralysés. Le 25 avant l’aube, des hordes fanatisées envahirent la cité Héraud au nord de Saïgon. Ce fut un carnage. C’était de petites gens, fonctionnaires, Français et métis, avec des domestiques annamites. Le massacre se fit au couteau, sans arme à feu. On égorgeait, on éventrait, on mutilait, sans épargner ni femmes ni enfants. Le 26, d’autres agressions plus isolées continuèrent à se produire, puis le calme revint. La population blanche ne respira qu’à l’arrivée, le 5 octobre, des premières troupes du général Leclerc[3].
Philippe de Hauteclocque, un Picard, un militaire de carrière, deux fois prisonnier des Allemands, deux fois évadé lors des combats de mai 1940, avait pris le nom de Leclerc pour ne pas compromettre les siens quand il rejoignit de Gaulle à Londres. Avec sa haute taille, sa petite moustache grise, sa démarche assurée, sa bonhomie, c’était un sosie de De Gaulle, un double moins politique, plus martial, plus franc. Partant du Tchad, il n’eut de cesse de reconquérir l’Afrique pour la France libre. En s’emparant de l’oasis de Koufra sur les Italiens en Libye, il fit le serment « de ne déposer les armes que lorsque nos couleurs, nos belles couleurs, flotteront sur la cathédrale de Strasbourg », serment qu’il allait trahir puisque le voici débarquant, le 5 octobre à Saïgon, prêt à se battre pour récupérer l’Indochine, un an après avoir libéré Paris, puis la capitale alsacienne.
« Mon premier devoir en mettant le pied dans ce pays est de vous apporter le salut de la France et de vous affirmer que les problèmes qui restent à résoudre seront résolus. […]
Depuis six mois, vous avez vécu des heures pénibles. Les mêmes heures que les Français pendant 4 ans […]
Pendant 5 ans, on vous a prêché la résignation. Aujourd’hui, ayez une mentalité de vainqueur ! Mais prenez patience […]
Les Indochinois, égarés momentanément par une propagande funeste, ne sont pas nos ennemis […] »
Dans l’euphorie de la victoire sur le fascisme, le général Leclerc croyait-il vraiment à ce qu’il disait ?