Loc Ninh, à une centaine de kilomètres au nord de Saïgon, près de la frontière avec le Cambodge, était une plantation d’hévéas, perdue au milieu de la forêt. Trois petites villas, formant un triangle régulier d’une cinquantaine de mètres de côté, délimitaient le lieu de vie des détenus. La vue se bornait à une étendue couleur avocat avec au loin quelques moutonnements de collines boisées. La radio ne captait que les seules émissions de Radio Saïgon, une forte garnison japonaise s’était installée non loin de là et des sentinelles demeuraient en faction, surveillant routes et captifs. C’était une trouée dans la verdure dont on ne pouvait s’échapper. La chaleur moite – il faisait plus de trente degrés et il pleuvait une eau chaude et abondante – faisait de leur séjour un enfer depuis deux mois. Depuis dix jours, se savoir vainqueur et prisonnier des vaincus le rendait intolérable. Aussi, l’arrivée de deux émissaires du Gouvernement provisoire, le colonel Cédile, administrateur en chef des colonies, et le capitaine de frégate Jolivet de Riencourt, fut-elle accueillie comme une délivrance. L’amiral Decoux les reçut, cloué au lit par une forte fièvre.
– Enfin, vous voilà. Il faut faire vite. Comment avez-vous pu faire confiance aux Japonais ? Comment croire qu’ils allaient sérieusement lutter contre le Viêt Minh ? Partout où ces derniers sont apparus au grand jour et ont manifesté, ils leur ont remis le pouvoir ! Dès le 11, à Hà Tinh, avant même la capitulation officielle, le 19 à Hanoï, le 25 à Saïgon, Bao Daï abdiquant dans la foulée. Si, au moins, vous aviez exigé qu’ils se rendent à nous, plutôt que d’attendre l’arrivée des forces de la France libre du général Leclerc !
– Calmez-vous, Amiral ! Les choses sont plus compliquées que vous ne le pensez ! Avez-vous entendu parler de la colonne Alessandri ?
Évidemment non ! Decoux et ses compagnons vivaient cloîtrés à Loc Ninh, n’ayant d’information que de la propagande d’abord japonaise, désormais vietminh. Le colonel Cédile coupa court à ses plaintes :
– Les généraux Sabatier et Alessandri avaient pris leurs précautions en prévision du coup de force i-né-vi-ta-ble des Japonais.
Le colonel insista sur ce mot, pour humilier son interlocuteur en lui montrant l’ineptie de sa stratégie.
– Leurs troupes ont pu quitter Hanoï. Quelques milliers d’hommes. Ils sont remontés au Laos. De là, ils ont décidé de passer en Chine en se répartissant en plusieurs colonnes, celle d’Alessandri comptait 5 700 soldats, dont 2 500 Français. Elles ont dû affronter le climat, le harcèlement des escadrons nippons lancés à leur recherche. Elles ont été assez vite repérées et décimées, l’hostilité des populations locales, l’assaut du Viêt Minh et même la désertion des tirailleurs indigènes. Les Britanniques avec beaucoup de difficultés les ont ravitaillées en vivres, mais les Américains leur ont refusé tout soutien. Au bout de deux mois, seule celle d’Alessandri a réussi à sortir de la jungle, à atteindre la Chine. Elle était prête à repartir au combat. On ne lui a jamais donné le feu vert. Rappelez-vous Roosevelt déclarant, début 1944, « qu’aucune unité française, quelle qu’elle soit, ne sera utilisée dans les opérations en Indochine » puis de façon plus claire que « l’Indochine ne devait pas redevenir française » !
Cédile ne parla pas des difficultés pour acheminer le corps expéditionnaire formé de volontaires vers l’Indochine, des négociations tendues pour convaincre les Américains de les transporter.
– Souvenez-vous que vous avez annulé la fête du 14 juillet 1944 à cause du débarquement.
– Je n’ai fait que suivre les ordres de Vichy.
Le colonel Cédile se tut. Qu’espérait-il de Decoux ? De Gaulle avait raison, seule une réhabilitation par le sang et les larmes aurait pu permettre à la France de garder l’Indochine ! Il aurait fallu que la Résistance joue un rôle non négligeable dans la libération de ce territoire et que, par les hommes tombés au combat, les années Decoux soient expiées. Mais les Japonais avaient frappé les premiers et ils avaient frappé fort. On eut le sang et les larmes, sans le rachat. Lui-même n’éprouvait que du mépris pour tous ces pétainistes qui, comme ceux de la métropole, avaient collaboré.