Dans la nuit du 9 au 10 août, Sihanouk fut réveillé par des cris. Il serra dans ses bras la princesse Devisa Naralakshmi, une belle jeune fille tout en rondeur qu’il venait d’épouser, une merveilleuse amante. Il eut pitié d’elle, il se reprocha de l’avoir entraînée dans sa chute. Pourtant il savait ! Il aurait dû la prévenir, la repousser. L’astrologue du palais royal lui avait dit qu’il entrait dans une période particulièrement sombre de son existence entre juin et octobre, que sa vie était en danger. Un claquement sec le sortit de sa torpeur, on avait tiré, les bruits se rapprochaient. Fuir ! Il avait fait la promesse lorsqu’il s’était réfugié à la pagode Botum Vathey de devenir moine, il ne l’avait pas tenue. Maintenant, il allait mourir.
La porte s’ouvrit laissant passer trois hommes en armes. Sans se préoccuper de la princesse nue recroquevillée dans le lit, les individus lui demandèrent de mettre une robe de chambre et de les suivre à la salle du Trône. Le commandant de la garde royale le reçut, un pistolet en main, regardant avec mépris le chef du cabinet qui gémissait, prostré dans un coin, le bras en sang.
– Nous avons procédé à l’arrestation de tout votre gouvernement, Votre Majesté. Vous avez entendu le peuple crier dans la rue, il fallait à tout prix réagir et, pour protéger votre personne comme c’est mon devoir, j’ai dû intervenir. Les responsables que vous avez nommés attendaient tranquillement le retour de leurs maîtres blancs. Si nous voulons préserver notre indépendance, la nation se devait de les chasser et d’être forte.
Il présenta à Sihanouk un document à parapher, un décret stipulant que le souverain renonçait à présider le Conseil des ministres et laissait ce soin au Premier d’entre eux (il devait désigner à ce poste Son Ngoc Thanh) qui, par ailleurs, était libre de choisir ses collaborateurs. Sihanouk regarda le papier, affolé.
– Et moi ?
– Si Votre Majesté signe ce kram, elle reste roi. Mais traditionnellement, au Cambodge, les monarques ne gouvernent pas !
C’est une « tradition française », pas cambodgienne ! Intérieurement, Sihanouk s’insurgeait contre ce qu’il entendait, mais celui dont le métier était d’assurer sa protection avait une arme pointée sur lui. « Pour l’instant, je suis toujours vivant et… toujours roi », pensa-t-il.
Ne craignant plus pour sa vie (il lui suffisait, et il le ferait volontiers, de signer), il commença à analyser plus calmement la situation. Son Ngoc Thanh était trop fin politicien pour ne pas comprendre qu’un coup d’État trop visible fragiliserait les chances pour le pays de garder son indépendance, alors il prenait le pouvoir sans toucher aux institutions : il serait nommé par le roi. Sihanouk ne pouvait qu’admirer l’habileté de la manœuvre. Il espérait qu’elle réussirait et que le résultat serait bien la souveraineté de la nation. « Même si nos chemins divergent, nous allons dans la même direction », se dit-il. Une idée lui traversa l’esprit. Il devait en parler à Son Ngoc Thanh et arriver à le convaincre. Faisant face au commandant de la garde royale, il dit, regardant l’arme pointée contre lui, en articulant chaque syllabe :
– Je ne signerai pas ce document.
C’était risqué (mais il y avait en réalité peu de chances que, par dépit ou de colère, son vis-à-vis ait tiré), aussi ajouta-t-il assez vite :
– Il faut faire les choses proprement. Demander à M. Son Ngoc Thanh de venir pour que l’on organise une conférence de presse qui annoncera sa nomination à la tête du gouvernement dès demain.