Le problème, c’était les journées de septembre. Elles avaient créé un grand malaise entre les communautés, ce qui gênait la signature d’un compromis. « Malaise », c’était ainsi que le général qualifia ce climat bizarre qui pouvait se résumer en quelques mots simples : tout Vietnamien qui souriait à un Européen risquait d’être haché menu par le Viêt Minh pour collaboration ; tout Annamite était pour un Français un terroriste potentiel ; les colons rêvaient d’un massacre comme à Sétif[7] afin de mettre un peu de plomb dans la tête de tous ces niakoués[8] ; entre les deux communautés, les soldats venus de France, gens du peuple épris de liberté, se sentaient plus proches des Tonkinois que des blancs, « méprisants et suffisants », qu’ils étaient censés défendre.
« Malaise », cela décrivait bien la situation.
Leclerc savait ce qu’il voulait. Il finit par conclure un accord avec Hô Chi Minh. On reconnaissait la République du Viêt Nam comme un État indépendant ayant son gouvernement, son parlement, son armée et ses finances, on prévoyait un référendum pour la réunion des Trois Ky. En contrepartie, Hanoï s’engageait à faire partie de la Fédération indochinoise et de l’Union française et s’obligeait à accueillir amicalement le corps expéditionnaire. Le traité organisait la fin de la présence militaire de la France sur son sol au bout de cinq à dix ans.
Les deux signataires pariaient sur l’avenir, l’un espérait bien, avec le temps, recouvrer une totale souveraineté, l’autre, à travers l’Union, limiter celle-ci.
Comme en France, ce fut l’épuration. Beaucoup de Français sortirent de l’enfer des prisons nipponnes, des interrogatoires de la Kampétaï, des vexations de l’Administration japonaise pour se retrouver inculpés pour collaboration avec leurs bourreaux. Ils attendaient, hébétés, leur procès. Il y avait certainement du vrai dans les accusations, mais comment accepter d’être considéré complice de qui vous a persécuté ?
Le Journal La Vérité qui avait continué à paraître après le 9 mars fut suspendu et son directeur commença à réunir les maigres documents prouvant qu’il avait agi sous la contrainte des Japonais, ce qui, pour ses procureurs, n’était pas une excuse. Il en convenait d’ailleurs. Il avait, pour sa défense, quelques injonctions de l’administration de Decoux qui lui reprochait de mettre en péril l’entente franco-japonaise à travers certains articles, en révélant certains faits. Il en espérait beaucoup, car elles étaient signées par ses juges à l’époque où ceux-ci étaient des rouages de l’administration pétainiste avant de devenir gaullistes.
Ce qui le chagrinait le plus, c’était que cette soif de revanche avait emporté l’amitié qui l’unissait à Hubert. Dans ce procès aussi, la peur n’était pas une excuse et il n’avait aucun élément pour plaider en sa faveur. Malgré les efforts qu’il avait déployés depuis la défaite japonaise, son camarade ne lui pardonna jamais de n’avoir fait aucun geste pour aider sa femme et sa fille. Celles-ci ne blâmaient personne, par ailleurs. Elles étaient surtout inquiètes, qui pour son mari, qui pour son père. Hubert était rentré du camp de Paksong, épuisé, aigri. Il avait perdu la moitié de son poids et avait une forte diarrhée qu’il soignait – les médicaments étant rares – au pastis qu’il buvait quasi pur, ce qui le rendait irascible et méchant. Jeanne et Mireille avaient moins souffert qu’on aurait pu le craindre. La nourriture avait été insuffisante, mais elles n’avaient jamais été affamées. Elles étaient terrifiées, traumatisées, mais elles avaient survécu. Elles avaient maigri, surtout elles avaient vieilli. L’enfance de Mireille s’était achevée dans cette maison où elle avait été retenue et son regard sans illusion, dur et mature, au milieu d’un visage et d’un corps qui restaient ceux d’une fillette de onze ans bouleversait Pauline.