Il émanait de Monivong beaucoup de sérénité, sérénité qui fut rompue par le cri de joie qu’il poussa en apercevant son petit-fils. Après l’avoir embrassé, il présenta l’enfant qui jouait à côté d’eux.
– Sihanouk, c’est le frère de Rœung : Saloth Sâr.
Le garçon, très impressionné par le prince, le salua en joignant les mains au niveau de son nez et en courbant la tête. Un geste parfait malgré son âge. Quand Sihanouk lui rendit, en souriant, son sampeah[10], il fut aux anges.
– Mon Dieu, que voilà un magnifique jeune homme !
Le compliment venant de Rœung avait fusé avec tant de sincérité que le roi Monivong arrêta son regard sur son petit-fils. Sa femme avait raison, lui ne s’en était pas aperçu, mais Sihanouk était devenu un bel adolescent. Il n’était pas grand, pas plus d’un mètre soixante, mais il était mince et fin, des sourcils bien marqués, des yeux charbon, des traits très expressifs encadrés par des cheveux couleur ébène, coiffés en brosse et légèrement bouclés. Sans être athlétique, sa pratique du sport, de toutes sortes de sports au lycée, l’avait en partie musclé. Bref, c’était un Apollon que sa petite taille rendait particulièrement gracieux. Il devait en avoir des conquêtes ! Et sans avoir besoin d’être roi pour autant.
Monivong fit un sourire à sa femme qui comprit aussitôt et partit, emmenant son frère voir les autres épouses.
– Inutile de te demander comment tu vas, tu es resplendissant. Mais tes grands-parents ? Vieillissent-ils autant que moi ? Sutharot médit-il toujours de moi ?
– Oh ! Grand-père, grand-père ne dit jamais de mal de vous !
– Sihanouk, tu es gentil, mais tu ne sais pas mentir. Il fut un temps où Sutharot et moi, nous partagions une passion pour les ballets, les écrits religieux. Mais l’époque ne semble plus être à la culture. Ce Son Ngoc Thanh leur met martel en tête ! Tu imagines : pour montrer à quel point, je suis un mauvais roi, il porte aux nues Norodom Ier, mon oncle. Il a toutes les vertus, j’ai toutes les tares, comme si lui et moi n’avions pas le même sang qui coule dans nos veines, celui d’Ang Duong, mon grand-père.
Monivong tira sur sa pipe. Au bout du long tube, le fourneau rougeoya.
– Vois-tu, Sihanouk, on oublie vite. Les Français nous traitent bien mieux que les Siamoisou les Vietnamiens. On semble ne plus se souvenir de tout ce qu’ils nous ont fait subir, ceux-là ! Que les Français s’en aillent et ils viendront de nouveau frapper à la porte. Mon oncle Norodom et mon père Sisowath le savaient. C’est vrai, mon oncle a eu du mal à accepter le nouveau protectorat et il a rué dans les brancards autant qu’il a pu, mais c’est parce qu’il n’avait pas de perspective. Mon père si ! Il faut d’abord reconstruire la nation, tout sera possible ensuite. Et les Français nous aident ! S’occuper des temples d’Angkor, des écrits sacrés, des traditions de nos ancêtres, rétablir notre religion oubliée, déformée, voilà le travail des monarques !
Monivong s’exaltait, il voulait tellement que son petit-fils sache qu’il n’était pas la caricature de roi qu’on présentait, ce monarque avec son harem de ballerines ! Il tira sur sa pipe, l’opium le calma. Il emmena Sihanouk dans la salle du trône.
– Viens voir l’autre travail d’un souverain khmer : tous ces documents qui attendent mon aval ! Mais les Français et les ministres qui les servent sont gentils, ils indiquent avec un petit oiseau rouge là où je dois signer. Ainsi nul besoin que je lise !