Sihanouk rencontra Son Ngoc Thanh chez sa mère, à l’intérieur même du palais royal. On venait d’avoir des nouvelles de ses oncles partis se battre en France : ils étaient sains et saufs. Monireth avait obtenu la croix de guerre pour fait d’arme, quant à Monipong, il avait surtout regardé passer les avions allemands, ceux de la chasse française ayant été cloués au sol. Ils allaient être démobilisés et seraient bientôt de retour. Sihanouk avait jugé que c’était le bon moment pour faire sa démarche auprès du roi. Il se rendait donc au palais et s’était arrêté avant chez sa mère, Kossamak. Il la surprit au milieu d’une discussion avec le journaliste. Elle s’interrompit aussitôt pour accueillir son fils et le prendre dans ses bras.
– Je rends visite à grand-père, mais avant d’y aller, je suis passé te saluer.
– Viens, Sihanouk, je vais te présenter quelqu’un de très important.
L’homme s’inclina avec un sourire confus et beaucoup de déférence.
– Son Altesse Royale exagère. Elle contribue plus à mon journal par son soutien, ses recommandations que ma modeste plume.
Petit, trapu, de forte corpulence, la peau foncée, c’était un Khmer krom[9]. Une tête carrée, un front large et des cheveux en brosse, un regard franc derrière de grosses lunettes à verre épais, il sentait son intellectuel. Jeune, intelligent, sans doute brillant débatteur, mais discret. Il avait tous les atouts pour séduire.
– M. Son Ngoc Thanh est le rédacteur en chef du journal le Nagarvatta…
– Je connais, mère, le Nagarvatta. Grand-père le lit et en dit beaucoup de bien. D’ailleurs, il m’a parlé de vous, Monsieur.
– Son Altesse Norodom Sutharot et moi sommes de vieux amis, c’est lui qui m’a introduit auprès de votre mère…
Une discussion très policée et agréable s’installa. Sihanouk observait Kossamak du coin de l’œil, il était surpris de la sentir si enthousiaste, si admirative devant cet homme qui n’avait vraiment rien d’extraordinaire, qui avait à peine quatre ans de plus que lui. C’était déconcertant de constater l’ascendant qu’il avait sur elle. Jamais, il en était sûr, elle ne l’écouterait avec autant d’attention. Dommage ! Sinon, il aurait pu parler avec elle de son projet et il y aurait eu entre eux de la complicité alors qu’il avait l’impression de la trahir en allant voir son grand-père.
– Il faut que je vous quitte, j’ai rendez-vous avec le roi. Il ne saurait attendre.
Sihanouk sortit rapidement et se dirigea vers les appartements du monarque. Celui-ci n’était pas seul, une jeune femme était à côté de lui ainsi qu’un gamin d’une dizaine d’années, un petit gros plutôt enjoué. Le vieil homme fumait en tirant doucement sur sa pipe d’opium, tout en écoutant d’une oreille discrète le gazouillis de sa compagne. Sihanouk reconnut facilement Saloth Rœung, la dernière conquête de son grand-père, une belle fille aux cheveux noirs et ondulés, qui souriait sans arrêt. Sutharot avait dit tellement de mal de ce mariage qu’il ne put que chercher et trouver dans les yeux du couple beaucoup d’amour. Bien sûr, à soixante ans, se permettre, parce que l’on est le roi, d’épouser une jeunesse de trente, cela choquait, même au Cambodge, mais Sihanouk était très tolérant. Il adorait son grand-père et il avait tant besoin de lui. Aussi ne voyait-il dans cet amour que le thème d’un joli film romantique.