Pour Sihanouk, ces vacances 1940 étaient ses dernières comme lycéen ; l’année suivante, il passerait son baccalauréat. Durant tout le trajet qui le ramenait à Phnom Penh, il fut peu disert, il savait que ce séjour était son ultime chance d’échapper au destin qu’ambitionnait pour lui sa mère, celui d’administrateur puis sans doute de ministre aux côtés du roi Monireth, son oncle. Un grand ministre, prédiction oblige ! Et Sihanouk vit se profiler des années d’études ennuyeuses auxquelles succéderaient d’autres, encore plus déprimantes, à gérer le pays. Mais pour la première fois, il avait un contre-projet : le cinéma ! Il n’avait aucun doute sur sa réussite dans ce domaine. Il avait découvert cela en lisant Antinéa, en visualisant le désert sans fin, la cité d’Atlantide sous le soleil. Il suffisait qu’il pense à ce métier pour sentir un frisson le parcourir, mais il ne se faisait pas d’illusion, ce ne serait pas simple. Aucune mère au monde ne balancerait une minute entre les deux avenirs proposés pour son fils, l’un fait de certitudes, l’autre d’espérances. La sienne encore moins. Sihanouk soupira. À cause de la prophétie qui l’avait éloigné d’elle, il n’avait pas pu construire ce lien affectif qui permettait à un enfant d’obtenir de ses parents leur accord pour un destin hasardeux ; a contrario, Kossamak, faisant fi de l’oracle, n’hésitait pas à empiéter sur sa vie.
En arrivant à Phnom Penh, il y trouva une ambiance déprimante et comprit à quel point « l’alma mater »[8] que constituait le lycée Chasseloup Laubat, cet univers clos, l’avait protégé du monde extérieur. Son grand-père Sutharot, en particulier, s’interrogeait sur sa raison d’être. Le vieillard avait passé son existence à étudier le pâli, à lire et à traduire les textes sacrés. À quoi bon ? Que pouvait un érudit ? À quoi servait cette langue faite pour parler des dieux en ces temps de guerre, où les hommes redevenaient des animaux sauvages ? Y avait-il encore de la compassion dans ce monde en furie ? Et, s’il n’y en avait plus, à quoi bon la religion ? Tout ce qui avait été pour lui si important paraissait désormais dérisoire.
Ils étaient désolés du désastre en Europe, mais surtout très inquiets pour la Chine. Même s’ils comprenaient que la France n’ait pas le choix, ils n’approuvaient pas son souhait de pactiser avec les Japonais, car ils n’oubliaient pas les massacres auxquels ces derniers s’étaient livrés en Mandchourie, la manière dont ils traitaient les habitants des régions conquises.
Sutharot et Phangangam, ses grands-parents paternels, passaient une partie de leur temps à lire les journaux. En langue française, il y avait deux titres l’Opinion et La Vérité. Ils aimaient bien le second qui était tenu par un Français né à Pondichéry (Inde), un socialiste, critique par rapport au régime colonial. Ces journaux étaient indispensables, car ils parlaient des problèmes internationaux en sus des informations locales, mais leur préféré était le Nagarvatta (ou Nokor Vat : le pays des pagodes, Angkor Vat en pâli), le premier périodique en khmer. Il traitait essentiellement de l’activité de l’élite cambodgienne. On pouvait le qualifier de nationaliste en ce sens qu’il demandait aux Khmers de rivaliser partout avec les autres, montrant qu’ils en étaient capables, citant des exemples. S’il ne disait mot contre la présence française, il dénonçait avec virulence tous les soutiens de l’administration coloniale dont bénéficiaient les Vietnamiens et les Chinois au détriment de leurs compatriotes. Trois personnes Pach Chhœun, Son Ngoc Thanh et Sim Var avaient fondé ce journal. La revue, produite d’abord à sept cents exemplaires, avait désormais un tirage de plus de cinq mille par numéro et commençait à avoir une réelle influence dans le pays.