Catroux envoya le câblogramme suivant à Bordeaux :
« Au cas où la France conclurait une paix séparée, il importerait pour la sauvegarde du territoire et des intérêts de l’Indochine que la coopération franco-britannique dans le Pacifique soit maintenue ».
Catroux envisagea le pire, la rupture de Bordeaux avec Londres. Il ajouta :
« Quant à ma politique avec l’Angleterre, je ne sollicite pas qu’elle soit approuvée. Il me suffirait qu’elle soit ignorée […] J’estime que dans la situation actuelle, le gouvernement doit me laisser libre de juger et d’agir. Il lui sera loisible à l’avenir de me désavouer. »
Il se tourna vers les Anglais qui lui conseillèrent la prudence. Toutes leurs ressources étaient engagées sur le terrain européen, mieux valaient accéder aux demandes japonaises tant que celles-ci se bornaient au conflit avec la Chine.
Alors, Catroux céda et accepta que la surveillance sur le commerce avec la Chine s’intensifie, supervisée par des experts japonais qui résidaient désormais à Haiphong. Un échange de télégrammes avec Bordeaux s’ensuivit.
Catroux : « Je m’efforce d’inspirer confiance aux Japonais […] Allant au-delà de leurs exigences, j’ai totalement fermé les frontières […] Vous déduirez de ce qui précède le sens d’une politique visant à nous conserver l’Indochine en appuyant le Japon et en nous appuyant sur lui ».
Bordeaux : « Je regrette à nouveau que vous n’ayez pas pris mon accord préalable et que vous ayez accepté contrôle étranger sur territoire français […] Puisque vous vous êtes engagé sous votre responsabilité […] »
Catroux : « Vous me dites que j’aurais dû vous consulter. Je réponds que je suis à quatre mille lieues de vous et que vous ne pouvez rien pour moi […] Compte tenu de la déchéance dont la capitulation récente a frappé la France en Asie […] l’heure n’est plus pour nous de parler ferme aux Japonais. Quand on est battu, qu’on a peu d’avions et de D.C.A., pas de sous-marins, on s’efforce de garder son bien sans avoir à se battre, on négocie, c’est ce que j’ai fait. »
En France, on ne retint que deux choses : le général s’était « couché » devant les Japonais et il était probritannique puisqu’il militait pour une alliance avec eux en Asie. Darlan[7], le commandant en chef de toute la flotte française, en profita pour avancer ses pions, c’est-à-dire des marins, en particulier le vice-amiral d’escadre Jean Decoux, responsable des forces navales en Extrême-Orient. Il était sur place au port de Saïgon, on le nomma à la tête de l’Indochine.
Celui-ci ne savait pas s’il devait se réjouir ou se désoler de cette promotion. Il partageait avec son supérieur la même analyse. En Asie, l’ennemi était le Japon et il fallait maintenir des liens avec les Britanniques, l’Europe étant un autre continent. Si les puissances occidentales se battaient entre elles ici, elles seraient emportées par la furia nipponne. Les Anglais, bien conscients eux aussi de cette nécessité, espéraient voir l’Indochine française demeurer à leurs côtés et donc rompre avec Pétain. Quelques jours auparavant, le 28 juin, Catroux et lui avaient tenté de convaincre leurs anciens alliés, représentés par l’amiral Noble, de rester fidèles au pacte franco-britannique. Pour toute réponse, il leur demanda :
– Puis-je en déduire que vous avez cessé toute relation avec Bordeaux ?
On ne pouvait, pour des Britanniques quelque peu bornés, se battre à leur côté en Asie et se faire la guerre en Europe !
Aussi, le départ de Catroux, à l’heure où il était si nécessaire d’être unis face aux Japonais, fut un coup dur et l’amiral Decoux trouva qu’il payait bien cher sa nomination à la tête de l’Indochine. Il prit ses fonctions comme gouverneur général le 20 juillet, au milieu des grandes vacances scolaires.
Vertige des destins !
Rien ne distinguait Georges Catroux de Jean Decoux, ils partageaient une vision commune du problème indochinois et c’étaient de vieux soldats obéissant aux autorités légales. Le premier désapprouvé par Pétain, désabusé par le manque de compétence des dirigeants en métropole, jugé anglophile, rejoindra de Gaulle et sera fait Compagnon de la Libération ; le second, ayant eu en charge le sort de l’Indochine, devenu l’obligé de Darlan, poursuivra cette politique, croira jusqu’au bout qu’elle sauverait les possessions françaises, et passera en Haute Cour de justice pour collaboration.