Même à Chasseloup, le conflit avait fait son apparition, et ce depuis plus de six mois. Dès septembre 1939, les élèves eurent la surprise de voir arriver leurs enseignants en habits militaires. La mobilisation générale avait été décrétée, mais les professeurs avaient été ensuite affectés sur leur poste de travail. Rien ne changeait si ce n’était leur costume : ils avaient troqué la blouse pour une tenue guerrière. Le directeur M. Salles portait un élégant uniforme de capitaine avec pantalon moulant et bottes scintillantes qu’il devait visiblement cirer tous les matins ou plutôt le faire faire par son boy[3] promu ainsi ordonnance sans le savoir. L’habit martial rehaussait l’allure de certains et rendait leurs cours plus attractifs pour les jeunes filles, mais d’autres étaient tout simplement grotesques. En particulier, le professeur de français-latin-grec, un géant avec un bel embonpoint, était aviateur et, le jour où il enseigna en tenue, il perdit tout prestige. On riait en imaginant les efforts pour le faire entrer ou sortir de son cockpit. Mis à part ce détail, rien n’avait vraiment changé dans la vie des élèves. En histoire, peut-être, parlait-on un peu plus de 14 – 18 ? À quoi bon s’intéresser à un conflit qui se passait, ou plutôt ne se passait pas – c’était la drôle de guerre – si loin de chez soi, alors même que personne ne se préoccupait des hostilités si proches entre la Chine et le Japon et dont l’Indochine française profitait puisque le matériel pour l’armée chinoise transitait par le port de Haiphong[4] ?
Tout changea en ce terrible mois de juin. Au début, les enseignants se dirent « enfin ! », mieux valaient les combats que cette attente interminable. Ensuite, ils réalisèrent que l’affaire concernait leurs familles, leurs amis restés en France et ils furent inquiets, mais sans plus. Puis ils écoutèrent, avec stupeur, la TSF décrire les mouvements, les batailles, égrener les villes qui tombaient dans l’escarcelle ennemie. La radio était le seul lien avec la métropole. La voix qui sortait du poste balayait les illusions, les espoirs de la veille ! Ils continuaient le lendemain à faire cours dans un silence assourdissant, les élèves devinant, ressentant leur désarroi. C’était des enfants bien élevés qui aimaient leurs enseignants et essayaient de le leur montrer par pure gentillesse, mais ils ne se sentaient pas impliqués dans ce conflit. Ils étaient trop jeunes pour comprendre ce que pouvait signifier pour l’Indochine le désastre de la bataille de France. Seul, Sihanouk partageait réellement leur souffrance à cause de ses deux oncles qui combattaient là-bas et dont il n’avait aucune nouvelle. Durant tous ces mois de mai et juin, le prince dut expliquer à ses amis pourquoi Monireth et Monipong étaient en France, qui ils étaient, ce qu’ils appréciaient dans la vie ; le soir, il écoutait la radio en faisant ses devoirs puis la commentait le lendemain à sa petite cour, tantôt plein d’espoir, tantôt sans illusion. Il n’y avait jamais de juste milieu et, avant de se coucher, il décidait de l’attitude qu’il devait avoir en se levant.
Ce matin-là, quand il s’approcha d’eux, avant même qu’il ne prenne la parole, chacun sut que le pire s’était produit. Il était blême, ce qui rehaussait la beauté frêle de son physique. Ses traits d’une grande finesse, son air tragique rendaient son être plus fragile, plus exquis. Ses mots étouffés par l’émotion et pourtant parfaitement audibles vous remuaient les entrailles.
À Chasseloup, la voix de la France qui déposait les armes ne fut pas celle chevrotante d’un vieillard de quatre-vingt-quatre ans, mais celle lourde de douleur d’un jeune homme de dix-sept ans dont l’avenir venait de se briser.
– C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat. Je me suis adressé cette nuit à l’adversaire pour lui demander s’il est prêt à rechercher avec nous, entre soldats, après la lutte et dans l’honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités.
Il était étonné d’avoir retenu cette phrase, dans ses plus petits détails alors qu’il ne l’avait entendue qu’une fois. Autour de lui, les élèves avaient la gorge serrée, certains pleuraient. Ce fut son ami, Do Dai Phuoc, qui rompit le charme.
– L’important, c’est que la guerre soit finie. Bientôt, tu sauras ce que sont devenus tes oncles.
Sihanouk le fusilla du regard. L’idée qu’il put tirer un bénéfice de cette tragédie lui était insupportable !