Au Cambodge, le Résident supérieur, Jean de Lens, sut que c’était le moment d’agir. En juillet, Sihanouk eut la surprise de le voir arriver avec une requête assez singulière.
– En tant que grand maître des ordres religieux[1] du Royaume, Votre Majesté est la seule à pouvoir défroquer un achar[2] afin que nous puissions procéder à son arrestation.
– Vous vous occupez même de culte ? Je croyais la France laïque, ricana-t-il pour toute réponse.
– Que Votre Majesté ne se méprenne pas, il ne s’agit pas de foi, mais de politique, de justice. La robe de safran ne doit pas être une cotte de mailles permettant de ne pas craindre la loi.
– Bouddha, qu’a-t-il fait ? Il a tué une personne ? Vous savez que c’est la seule raison valable pour défroquer un moine et encore, il doit être pris avec du sang sur les mains.
– Presque. L’achar Hem Chieu prêche l’insurrection, il dénonce les krams[3] que vous avez signés. Il est responsable d’une émeute dans une prison. Le directeur de l’établissement pénitencier avait pensé que la présence régulière d’un religieux permettrait aux détenus de mieux accepter leur sort, de canaliser vers de plus nobles desseins leur soif d’action. Malheureusement, ce fut l’achar Hem Chieu qui vint. Sans même savoir pourquoi ils étaient enfermés, il a rejeté la faute de leur incarcération sur les Français et leur a demandé de rejoindre ceux qui se battaient pour le départ de leurs geôliers. Résultat : une mutinerie, les gardiens de prison ont été malmenés – c’étaient tous des Khmers – et beaucoup de captifs se sont fait la belle.
– Cette mutinerie a eu lieu, il y a deux mois et depuis, on interdit toute visite aux moines !
– Certes, mais il a continué. Partout où il va, il condamne votre politique au Cambodge, les réquisitions.
Sihanouk rit.
– Si on devait enfermer tout Cambodgien qui proteste contre vos réquisitions, il faudrait arrêter ma mère, mes oncles… Vous ne nous laissez pas vivre avec vos demandes incessantes.
– Justement, il juge Son Altesse le prince Monireth plus digne que vous de régner. Je vous assure, Votre Majesté, qu’on doit y mettre un terme rapidement. Ce diable de bonze est très écouté dans ses prêches.
En entendant le nom de son oncle, Sihanouk se raidit. Il le respectait et il savait que c’était réciproque, mais il ne doutait pas que d’autres puissent le jouer contre lui, il restait pour certains le « vrai » roi, celui qui avait été écarté par les Français, sa popularité suivait une courbe contraire à la sienne et ces derniers jours, elle était plutôt élevée. Deux hommes qui s’aiment, deux êtres qui s’estiment et que le destin pousse l’un contre l’autre, on aurait cru le sujet d’un bon western. Sihanouk était prêt à interpréter son rôle dans ce film. D’un air docte et pointant un doigt au ciel, d’une voix qui se voulait grave, il prononça :
– Le temporel ne doit pas bousculer le spirituel, le moine doit se consacrer à la contemplation, pas aux préoccupations d’ici-bas. En faisant ceci, il renonce à chercher la voie, le voilà repris dans les filets de Maya et soumis donc à sa loi. Donnez-moi votre papier, je vais le signer !