Il en fut de même avec Sihanouk, après un début très décevant.
Le vieux marin l’avait pris sous son aile. Il voulait en faire un monarque compétent et il lui fit suivre des cours de droit avec un administrateur français et d’économie avec M. Son Sann, un jeune Cambodgien, diplômé de l’École des Hautes Études commerciales à Paris.
Qu’était devenu le brillant élève du lycée Chasseloup ? Il ne s’investissait nullement et s’était mué en un cancre redoutable.
En réalité, il se formait avec beaucoup de sérieux à son métier de roi. Puisqu’il n’était qu’une machine à signer, il n’avait nul besoin d’avoir des connaissances quelconques. Son travail, c’était le paraître et cela rejoignait finalement son rêve d’être un acteur. Il n’y avait, en effet, nullement renoncé. Le théâtre avait seulement changé de taille, le public était plus important. Il n’avait pas de réalisateur ni de metteur en scène pour lui dire comment se comporter, il lui fallait construire son rôle, comprendre la situation et ce qu’attendaient de lui le gouvernement colonial, l’intelligentsia cambodgienne et surtout son peuple. En tant que roi, il devait donner du rêve aux gens. Il s’astreignait à faire du sport, du volley, mais surtout du cheval. Il avait trois ou quatre montures. L’activité physique était essentielle pour maintenir ses muscles, car il avait hérité de sa mère une petite taille et une tendance à l’embonpoint. Il s’exhibait partout où on le demandait. Ce qu’il découvrait en cette première année de règne, c’est que ses prédécesseurs Norodom, Sisowath et Monivong n’avaient peut-être pas été poly-polygames par hasard. Il ne pouvait se vanter de sa première conquête, mais la deuxième devait être un vrai conte de fée, elle devait faire rêver le peuple et un peu lui-même.
Phat Khanol, de deux ans plus âgée que Sihanouk, était une danseuse du ballet, la prima ballerina pour être précis. Le roi l’avait remarquée en allant admirer sa bien-aimée lors d’une représentation. Le spectacle, comme souvent, racontait un épisode du Reamker. Ce jour-là, c’était celui que l’on nomme le triomphe de Rama où le prince gagne Sita dans un concours de tir à l’arc (comme Ulysse, il est le seul à pouvoir ne serait-ce que soulever l’arme qui sert pour l’épreuve) puis, en rentrant à Ayodhya, sa ville, il met en fuite une légion de démons. Toutes ces péripéties[7] permirent à la jeune apsara – elle avait vingt ans – de s’exprimer sur divers registres, séduction, amour, peur, joie, colère, et à Sihanouk de s’émerveiller de ce qu’elle faisait de son corps. La danseuse étoile était partie d’un milieu plus que modeste, elle avait la peau sombre des Cambodgiens de la campagne, sa mère buvait, mais ce soir-là, par la magie d’une chorégraphie – on ne remarquait que la finesse de ses traits, la force et la souplesse de ses membres – elle deviendrait Neach Neang (la première favorite) Phat Khanol. Quand le roi se précipita, les bras chargés de fleurs, sa maîtresse précédente sut que son règne secret et éphémère était fini, elle n’eut aucun regret, ravie de voir le jeune souverain baigner dans le bonheur. Elle déposait simplement les armes devant plus belle, plus gracieuse, plus aérienne qu’elle. Si la polygamie est inscrite au cœur des hommes cambodgiens, elle est aussi dans l’esprit des femmes de ce pays.
Contrairement aux prévisions de Sihanouk, la nouvelle fut mal accueillie. La famille royale était catastrophée, retrouvant dans les manières du nouveau souverain les erreurs de ses prédécesseurs. Ses grands-parents Sutharot, Phangangam, son père Suramarit et tous les Norodom, d’une manière générale, étaient particulièrement désespérés. Il y avait de nouveau un des leurs sur le trône, après une interruption de quarante années, et ce monarque se comportait comme un Sisowath, il n’attendait même pas son sacre pour montrer son libertinage. Sa mère Kossamak était aussi outrée : il devrait pourtant se rendre compte qu’il avait été élu roi par le fait du prince et qu’il lui fallait, plus qu’un autre, avoir une conduite exemplaire !
L’amiral Decoux, pour qui avoir une maîtresse et l’afficher était particulièrement choquant au moment où il voulait insuffler un ordre moral à l’Indochine, décida d’éloigner le souverain de Phnom Penh, en organisant un voyage à travers le pays jusqu’à son couronnement, de quoi faire taire momentanément les mauvaises langues. C’était aussi sa conception d’une bonne gouvernance, lui-même allait de capitale en capitale partout en Indochine, essayant de resserrer les liens avec et entre les différents peuples qui constituaient cette nation.
Sihanouk hésita.
– Je ne pense pas que ce soit très approprié. Au Cambodge, le roi doit être inaccessible, c’est ce qui le rapproche des dieux et lui confère son aura. Mes prédécesseurs quittaient rarement Phnom Penh, un peu comme les empereurs de Chine. Regardez ! Vous vous plaigniez de mon comportement, les citadins se gaussent de moi, quant à ma propre famille… Mais, vos services ont signalé que la population ne trouvait rien à redire à mes amours, bien au contraire. Nous ne sommes pas en république, la nation pense autrement et attend de son souverain une attitude différente de celle d’un président.
– Certes, Votre Majesté, mais, comme je vous l’ai souvent répété, le monde change. Votre peuple a besoin d’être rassuré, la perte des provinces du nord-ouest a été un véritable traumatisme, vous devez aller les voir, les entendre, les comprendre. Votre voyage débutera par l’inauguration d’un nouveau collège à Kompong Cham, puisque celui de Battambang est tombé entre les mains des Thaïlandais. Ce sera un moment fort, une manière de panser les plaies et de montrer à la nation votre attachement à l’enseignement.
Sihanouk réfléchissait, fléchissait. Comme beaucoup de Français, Jean et Suzanne ne pouvaient imaginer le lien qui l’unissait aux siens, ils rêvaient de monarques proches des gens, de monarques républicains. Suzanne citait Saint Louis qui rendait la justice sous un chêne et lui la contredisait en évoquant Louis XIV sans la convaincre, car, la Révolution étant passée par là, le Soleil était bien pâle face au Saint, mort de la peste. Il se voyait divin, on lui proposait d’être le père de ses sujets.
D’un autre côté, il pensait son rôle comme une représentation théâtrale et l’envie de rencontrer son public était grande. Il finit par conclure que, si ses amis n’avaient pas raison, ils n’avaient pas tort. D’ailleurs, ainsi que sa mère le lui disait souvent, quand la France veut, le souverain se soumet.
– Je cède, mais il faudra que le cérémonial soit strictement observé. Je dois rester un roi khmer.
Ravi d’avoir convaincu son jeune protégé, ignorant en quoi consistaient ces règles, l’amiral donna son accord. Il le regretterait durant tout le temps du voyage.