Pour pallier la pénurie de tissu, on avait réquisitionné une grande partie du kapok, un coton de moins bonne qualité que l’on utilisait au Cambodge pour bourrer les matelas et les oreillers, d’autres plantes textiles étaient à l’étude. On avait doublé la production de l’hévéaculture, ce qui permettait de satisfaire aux besoins en caoutchouc et en pneus pour les vélos ; on avait mis en route une industrie pharmaceutique pour obtenir de la quinine. L’essence était remplacée par de l’alcool issu de la riziculture, le mazout par un mélange de poisson et d’huile de coco, les lubrifiants d’origine minérale par des équivalents d’origine végétale, le blé par du riz pour la fabrication du pain.
Le point noir restait le transport. Difficile de réparer correctement voies ferrées et camions. Avec le temps, les pannes se multiplieraient. Puis on parla des grands travaux, routes, ports et surtout barrages. Quand votre territoire est traversé par le Mékong, il devrait être possible d’avoir de l’électricité !
Decoux aborda alors un problème qui lui tenait à cœur : l’intégration des indigènes.
– Nous ne trouverons pas parmi nos concitoyens un vivier suffisant pour relancer un état aussi vaste que l’Indochine. Les autochtones ont vécu comme des assistés, il faut désormais qu’ils s’investissent, qu’ils soient utiles à leur pays. Nous devons nous ouvrir à eux, travailler avec des cadres issus de leurs rangs. Beaucoup sont capables. Je sais que cela fera grincer des dents, mais à partir de ce jour à valeurs égales, possibilités égales d’emploi et salaire égal.
Devant la situation dramatique de la France en Indochine, coupé de la métropole, aux prises avec les Japonais, l’idée s’était petit à petit imposée : faire des Indochinois des citoyens à part entière.
– Il faut que les peuples participent, dans une certaine mesure, aux décisions. Le mot d’ordre est une union d’États, mais pas des États indépendants, des États au service d’un État supérieur, la France. Oui, c’est cela, chacun aura sa patrie et une patrie suprême.
L’enthousiasme gagna la tablée. On sentait l’immensité de la tâche et on en était exalté. À ces hommes issus d’horizons divers, arrivés là par exotisme, par carriérisme, par hasard, on offrait la possibilité d’engendrer un monde nouveau. Tout était remis en question, non seulement l’économie, mais le rapport des personnes entre elles, ils étaient conscients de réinventer le colonialisme. Ce jour-là, l’Indochine de papa venait de mourir.
Decoux insista. C’était une course. Les Japonais, de leur côté, faisaient tout pour pousser les peuples soumis à réclamer leur souveraineté.
– Le nationalisme progresse. Avec leur soutien ! À Phnom Penh, impossible de censurer le journal Nagarvatta, toute diminution de nos aides est aussitôt couverte par leurs dons et on sait qu’ils rencontrent des indépendantistes à Hanoï et à Saïgon. Ils souhaitent évincer toute présence occidentale en Asie. Et ils recrutent ! Sous prétexte d’auxiliaires pour leurs troupes, ils engagent des autochtones qu’ils forment militairement. Si nous voulons rester, nous devons avoir le soutien des populations, nous devons leur montrer que nous les respectons, qu’un avenir commun nous attend, donc même s’il faut laisser du temps au temps, nous devons rapprocher Français et Indochinois. À moins d’être idiots ou corrompus, ces derniers doivent savoir ce que serait leur futur sous la férule de Hirohito.
L’amiral était fier de son équipe. Il était à la barre de l’Indochine et c’était un bon bateau.