En attendant, la présence japonaise était partout en Asie, mais elle était redescendue en Indochine à moins de six mille hommes.
Depuis l’immense salle qui lui servait de bureau, dans la résidence de style néoclassique qu’il habitait à Hanoï, un palais sur trois étages, symbole passé de la suprématie française, l’amiral Decoux regardait l’étang aux carpes, ce quasi-lac qui reflétait le ciel grisonnant. Le marin qu’il était avait besoin de ce miroir liquide pour se ressourcer, le lent mouvement des poissons que l’on pouvait suivre tant l’eau était limpide apportait du calme dans un univers devenu fou.
Il regagna la grande table où les principaux responsables de l’Indochine essayaient de faire le point sur la situation.
La plupart ne voulaient pas de la victoire des forces du soleil levant, mais ils étaient admiratifs devant leurs exploits et surtout assez contents de voir la « perfide Albion » perdre de sa superbe. On préférait toutefois taire l’aspect militaire et se concentrait sur l’économie, celle-ci étant suffisamment préoccupante.
L’Indochine, comme la plupart des possessions occidentales (ce n’était pas propre à la France), n’était pas destinée à vivre en autarcie. Elle fournissait les matières premières et importait des produits manufacturés depuis la mère patrie, le commerce colonie-métropole étant prioritaire par rapport à tout autre. Alors que le pays, en raison de la richesse et de la variété mêmes de son sol, paraissait, de toute évidence, se prêter merveilleusement à une économie équilibrée où l’agriculture, les mines et l’industrie auraient occupé des places sensiblement équivalentes, l’Indochine, suivant les vues étroites et rétrogrades du gouvernement parisien, s’était longtemps cantonnée, au sein de l’Empire colonial, dans un rôle presque exclusivement agraire. Les grands groupes français, tant industriels que commerciaux, étaient ainsi assurés de toujours y trouver un débouché intéressant, susceptible d’absorber en tout temps, et au prix fort, les produits métallurgiques, chimiques ou manufacturés venant de la métropole. Des barrières douanières obligeaient pour finir l’Indochine à commander à la France tous les articles et matières que celles-ci étaient en mesure de lui fournir[6].
Avec le blocus, le manque d’autarcie était devenu dramatique pour les vingt-cinq millions d’Indochinois et les quarante mille Français. Il fallait réorienter dans les plus courts délais la production vers l’autosuffisance. Leur seul partenaire était le Japon et il s’agissait plus d’extorsion que de commerce. La première réponse était la recherche d’ersatz.