Être roi était une chose terrible. La terre que l’on donnait à Sihanouk a la forme d’un cochon dont la tête est sous le Laos, contre le Viêt Nam, et une patte s’enfonce dans le delta du Mékong en direction de Saïgon, faisant le dos rond à la Thaïlande. L’animal évoque le sort du pays : opulent et convoité. Situé au cœur de la péninsule indochinoise, le Cambodge est traversé sur cinq cents kilomètres par le Mékong, « le grand fleuve », « large comme la mer », né dans les neiges glacées de l’Himalaya en Chine. « Traversé » n’est pas le mot juste, car le Mékong y prend ses aises, s’étale en une énorme boucle avant de finir en un large delta, que l’on appelle la Cochinchine, ex-province du Cambodge, désormais vietnamienne. Au nord-ouest, le Tonlé Sap, un grand lac qui communique avec le fleuve via une rivière portant le même nom. La richesse de la région est due à un phénomène géographique unique en son genre : en mai et en novembre, le cours du Tonlé Sap change de sens. En mai, gonflé par les fontes des neiges de l’Himalaya et par les fortes moussons, le Mékong décharge son trop-plein dans le lac. Toute la terre est inondée. Puis en novembre, le fleuve est bas et les eaux refluent vers lui en abandonnant du limon, mais aussi quantité de poissons qui restent piégés. Les légendes se rajoutant, on parle de poissons pris dans les branches des arbres ou survivant dans l’empreinte laissée par un éléphant. Toute la région est couverte de rizières irriguées ; l’agriculture et la culture khmère, ses contes, ses traditions tournent autour de l’eau.
Au confluent entre le Tonlé Sap et le Mékong, un deuxième phénomène curieux apparaît, car le fleuve se sépare ensuite en deux, le bras secondaire ou défluent a été nommé le Bassac. Ainsi au lieu d’un Y, nous avons un X allongé, une croix indiquant sur les cartes Phnom Penh, la capitale. L’endroit est appelé « les Quatre Bras » ou encore « les Quatre Faces du Bonheur ». En ce temps-là, Phnom Penh était un gros village lacustre à peine sorti des marécages. Au nord se trouvait le Wat Phnom, la petite colline qui donna son nom à la cité, tout autour la ville française avec la demeure du résident, la poste, des bureaux, des palaces, les douanes, la cathédrale. De là part un grand boulevard, le Bd Doudart de Lagrée, pour rejoindre au sud le palais royal, le musée du Cambodge, l’école des beaux-arts. Entre-temps, l’avenue laissait sur sa droite les quartiers chinois et annamite. Tout autour logeaient les Cambodgiens.
Mais revenons au pays. C’est une immense cuvette gorgée d’eau, relevée au nord-est par un plateau granitique avec des terres rouges – on y cultive l’hévéa, une des richesses du Cambodge – se prolongeant au Laos et dominant la bande étroite formant le centre du Viêt Nam, au nord-ouest par la chaîne des Dangrêk qui le sépare de la Thaïlande, au sud-ouest, par la haute chaîne des Cardamomes, surplombant la côte maritime du golf du Siam. Elle est, par contre, largement ouverte dans toute sa frontière sud avec le Viêt Nam, plus particulièrement la Cochinchine que les Cambodgiens appellent le bas Cambodge[3].
Bien irriguée, la terre pouvait nourrir sa population de trois millions d’âmes. Sihanouk avait posé la carte sur la table devant l’amiral Decoux, puis, d’un geste théâtral, il ratura le dos rond et dodu du cochon, les riches provinces de Battambang et de Siem Réap. Le pays était totalement défiguré, c’était devenu une espèce de bande informe. Il en avait les larmes aux yeux.
– Je ne peux pas ratifier ce traité.
Jean Decoux le regarda, ému et désorienté. Ému, car il voyait la détresse d’un jeune homme qu’il aimait, désorienté, car il ne pensait pas que Sihanouk réagirait comme l’avait fait Monireth. Il fallait pourtant bien qu’il signe, il avait été choisi pour cela. Son inexpérience, son apolitisme devaient lui faire accepter plus facilement que d’autres l’inéluctable. Le Français ressortit les mêmes arguments qu’à Monireth : notre adversaire n’était pas la Thaïlande, mais la Thaïlande et le Japon ; on ne pouvait compter sur la métropole affaiblie par la défaite, les juifs et les francs-maçons ; Norodom Ier avait ratifié, en son temps, l’abandon provisoire de ces territoires ; etc.
– Justement, mon arrière-grand-père a toujours désapprouvé avec véhémence cette cession, il refusait d’adhérer à « un traité fait en son nom, sans sa participation, et se réservait pour lui et ses descendants tous ses droits sur ces provinces ». Lors de son voyage en France, son fils Yukanthor a comparé Battambang et Angkor à votre « Alsace-Lorraine », ce que mon autre arrière-grand-père Sisowath a réaffirmé à Paris et à Marseille.
– Votre Majesté a raison, mais c’est une époque révolue. Nous ne pouvons plus signer et vous exprimer votre désaccord ! Mais dans votre cœur, continuez à revendiquer ses provinces. La France qui, aujourd’hui, vous demande de les céder, demain, vous les rendra.
Ce n’était plus un roi, mais un petit enfant désorienté qui se tourna vers l’homme qu’il admirait.
– Vous me le promettez ?
– Je vous le jure, Votre Majesté.
« Voilà que je débute mon règne par une capitulation. Votre prophétie, ma mère, commence bien mal, le peuple va me mépriser » songea Sihanouk et, vaincu, il ratifia le traité.
Nous étions le 9 mai 1941.