Le couronnement de Sihanouk, le 28 octobre, fut un succès sans précédent. Le monarque avait tenu à ce que son sacre soit en tout point semblable à celui de son grand-père. L’immuabilité des rites était, en ces temps incertains, très rassurante. Comme son grand-père Monivong, le roi avait réussi à faire de ce moment une grande communion, un instant de pure magie que n’aurait pas renié Goebbels. Il avait cependant imprimé sa marque dans le déroulement de la cérémonie. Quand celle-ci était lourde de signifiants, quasi mystique, tels le bain de l’ondoiement ou les répliques aux moines et brahmanes, il se comportait avec une simplicité touchante comme si c’était des actes naturels dont il comprenait le sens, dont vous compreniez le sens. Au contraire, dans la rue, paradant sur son éléphant, devant la foule des badauds, il redevenait un devaraja[11], inaccessible, ne faisant aucun geste inutile. Sa diction du khmer était parfaite et les plus lettrés étaient enthousiastes. Sa voix portait et s’entendait au loin, une voix qui martelait, un peu criarde, véhémente, rappelant celle du chancelier allemand.
Il prononça à la fin des cérémonies sa première allocution depuis le balcon du pavillon Chan Chhaya (« L’auguste palais que la Lune illumine »). C’était un édifice d’une quarantaine de mètres, s’élevant sur le mur d’enceinte dont il faisait partie, il permettait de s’adresser à la population venue de tout le pays et qui s’était rassemblée dans les jardins publics entre lui et les fleuves. Qu’importent les mots ! La foule, séduite par la personnalité du monarque, en transe, hurla son bonheur de l’avoir pour maître, lui souhaitant un long règne.
Dans cette Asie bouleversée par la guerre, l’Indochine était un havre de paix, mais avec le blocus, les réquisitions s’étaient multipliées. Au Cambodge, dans ce pays qui était un grand lac poissonneux, on manqua de poissons, la pénurie touchant autant les campagnes que les villes. Encore plus choquant pour les Cambodgiens fut le problème du kapok. Il était expédié à Nam Dinh au Viêt Nam, l’ennemi héréditaire, avec les métiers à tisser. Pourquoi ? On avait pensé que les Khmers pouvaient aller nus, car il faisait chaud chez eux, tandis les Tonkinois avaient besoin, vu leur hiver froid, de vêtements douillets. Il y eut pire ! Les Français ont toujours regardé les Annamites comme dynamiques et leurs voisins comme fainéants. Quelqu’un suggéra qu’en mettant des actifs, des Tonkinois par exemple, sur des terres fertiles et insuffisamment exploitées par malheur par des gens paresseux, les Khmers au hasard, on pourrait augmenter la production. Concrètement, cela revenait à livrer une partie du pays aux Vietnamiens. Les Cambodgiens se révoltèrent et le projet fut retiré, mais le mal était fait.
Et Sihanouk signait. Et le peuple grondait. Le roi écoutait cette colère qui s’exprimait de plus en plus fort, étonné de voir la France si peu réactive et ne réagissant pas lui-même.
Il faut dire que sa vie personnelle s’était quelque peu compliquée.
Cédant aux intrigues de sa mère, Kossamak, qui voulait quelqu’un de sang royal comme reine du Cambodge, il avait fini par se marier avec Pongsanmoni, une de ses tantes, âgée d’à peine treize ans, ne faisant de Phat Khanol, la danseuse étoile, qu’une épouse parmi d’autres, même si elle était la première.
Les Decoux avaient mal réagi, choqués par cette union incestueuse qui plus est avec une enfant. Ils se voyaient de moins en moins, l’amiral ayant par ailleurs une lourde charge avec l’isolement de l’Indochine, la présence massive des Japonais, la montée des indépendantistes.
Qu’importe ! Phat Khanol était enceinte. Il allait être père pour la première fois, il rit et se soumit avec bonne humeur aux diktats des petits oiseaux rouges.
Le ton du Nagarvatta avait changé. Jusqu’à présent, tout en étant nationaliste, il épargnait la France, désormais, il répétait la question « Qu’est-ce qu’un protectorat qui ne protège pas ? La Thaïlande a volé un tiers de notre territoire sans que la France l’en empêche » et cette question était reprise par toute l’intelligentsia cambodgienne, par sa jeunesse. Phnom Penh était terriblement déçu par l’attitude du roi à mille lieues de celle du premier des Norodom et appelait de ses vœux le prince Sisowath Monireth.
Le danger d’une insurrection était réel, les maquis se multipliaient, les nationalistes recevaient, suivant leur obédience, le soutien des Américains ou des Japonais. Le résident supérieur du Cambodge, Jean de Lens, et le gouverneur général de l’Indochine, Jean Decoux, en étaient conscients, mais toute réaction de leur part aurait entraîné une riposte japonaise et accélérerait le processus vers l’indépendance. Il fallait attendre une occasion.
Elle se produisit, bien loin de là, dans le petit atoll de Midway.