Monivong s’exaltait, il voulait tellement que son petit-fils sache qu’il n’était pas la caricature de roi qu’on présentait, ce monarque avec son harem de ballerines ! Il tira sur sa pipe, l’opium le calma. Il emmena Sihanouk dans la salle du trône.
– Viens voir l’autre travail d’un souverain khmer : tous ces documents qui attendent mon aval ! Mais les Français et les ministres qui les servent sont gentils, ils indiquent avec un petit oiseau rouge là où je dois signer. Ainsi nul besoin que je lise !
Il s’absorba à sa tâche avec un sérieux qui contrastait avec son ton ironique précédent, même si effectivement il se contentait de parapher là où on le lui demandait, à savoir à côté d’une coche à l’encre rouge, un petit v pareil à un oiseau dans le lointain. Son travail terminé, il se redressa, repoussa les feuilles et se tourna vers Sihanouk qui comprit que c’était l’heure de sa requête.
– Grand-père, j’ai besoin que vous m’aidiez…
Le roi s’y attendait et lui sourit pour l’inviter à aller jusqu’au bout de sa démarche. Sihanouk lui raconta son projet dans le détail, ainsi que le pourquoi de cette entreprise. C’était bon de pouvoir partager, d’envisager son avenir avec une autre personne.
– Mon seul espoir est de prouver à ma mère que je suis capable d’être un metteur en scène de renom. Voilà pourquoi avec votre aide, je vais créer pour cette dernière année au lycée une grande pièce. Bien sûr, ce sera une comédie d’un auteur français, un classique, mais vous savez, Molière a écrit des spectacles, avec des ballets et des chansons, qui ne sont pas loin de rappeler nos saynètes cambodgiennes !
– Mais c’est une excellente idée ! N’hésite pas à innover par rapport au théâtre français et à faire un bout de chemin vers le nôtre ! Si ta troupe de lycéens parvient à faire quelque chose de bien, vous ferez une tournée au Cambodge durant les grandes vacances et j’assisterai en personne à une représentation !
Sihanouk applaudissait, son projet soudain était devenu une réalité. Son année de Terminale s’annonçait radieuse.
En septembre, à la rentrée des classes, les événements de juin semblaient loin. Les professeurs venaient encore en uniforme, mais on sentait bien qu’ils attendaient d’être libérés de leurs obligations militaires. À Saïgon, la vie avait repris son cours et la rue Catinat avait retrouvé son dynamisme passé, le commerce n’avait même jamais été aussi florissant. Pourtant, la petite communauté française évoluait subrepticement, à commencer par les conversations des cafés, on traquait désormais les responsables du désastre, on soupçonnait untel ou untel d’être juif, franc-maçon, communiste, on exaltait la patrie qu’on avait si mal défendue, on se rapprochait des églises, Pétain était partout. C’était surtout par rapport au Japon que le retournement était spectaculaire. Pendant longtemps, les Français, comme le reste des Indochinois, avaient soutenu les Chinois contre cet adversaire trop cruel. Maintenant, on approuvait la position de l’amiral Decoux qui avait fermé totalement la frontière avec la Chine. Certes, on avait cédé aux Japonais qui nous menaçaient, même si leur bravade n’était pas sérieuse puisqu’ils étaient incapables de vaincre la Chine, une nation faible et divisée. Comment auraient-ils pu attaquer l’Indochine dont l’armée n’avait pas été touchée par le désastre de mai 1940 et qui était toujours alliée aux Anglais ?
– Les Anglais, c’est Singapour ! Un port couvert de bateaux de guerre, le Gibraltar de l’Asie.
On appuyait cette affirmation d’une lampée de pastis !
Nul besoin dans ces cafés indochinois de refaire le monde, tous s’accordaient à dire qu’il était parfait.