Ce matin-là, quand il s’approcha d’eux, avant même qu’il ne prenne la parole, chacun sut que le pire s’était produit. Il était blême, ce qui rehaussait la beauté frêle de son physique. Ses traits d’une grande finesse, son air tragique rendaient son être plus fragile, plus exquis. Ses mots étouffés par l’émotion et pourtant parfaitement audibles vous remuaient les entrailles.
À Chasseloup, la voix de la France qui déposait les armes ne fut pas celle chevrotante d’un vieillard de quatre-vingt-quatre ans, mais celle lourde de douleur d’un jeune homme de dix-sept ans dont l’avenir venait de se briser.
– C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat. Je me suis adressé cette nuit à l’adversaire pour lui demander s’il est prêt à rechercher avec nous, entre soldats, après la lutte et dans l’honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités.
Il était étonné d’avoir retenu cette phrase, dans ses plus petits détails alors qu’il ne l’avait entendue qu’une fois. Autour de lui, les élèves avaient la gorge serrée, certains pleuraient. Ce fut son ami, Do Dai Phuoc, qui rompit le charme.
– L’important, c’est que la guerre soit finie. Bientôt, tu sauras ce que sont devenus tes oncles.
Sihanouk le fusilla du regard. L’idée qu’il put tirer un bénéfice de cette tragédie lui était insupportable !
Mais le conflit, pour les Indochinois, ne faisait que commencer. Un an plus tôt, le général Georges Catroux avait été nommé Gouverneur de l’Indochine. L’homme choisi n’étant pas qu’un simple militaire, mais un vieil officier, cinq étoiles et croix de guerre, qui connaissait bien l’Extrême et le Moyen-Orient. En 1937, les Japonais avaient lancé une opération éclair pour s’emparer de la Chine, elle durait toujours. Les massacres perpétrés par les troupes nipponnes[5] avaient provoqué l’alliance des nationalistes de Tchang Kaï-chek et des communistes de Mao Zedong, la condamnation de tous (l’URSS, les États fascistes et les démocraties) ainsi que leur soutien à la cause chinoise. L’avance nipponne avait été stoppée par la destruction des digues du fleuve jaune qui avait fait des centaines de milliers de morts civils. La Chine était ravitaillée soit par la route de Birmanie, côté anglais, soit par le chemin de fer du Yunnan et le port de Haiphong, côté français. Il s’agissait d’échanges commerciaux puisqu’elle livrait en contrepartie charbon et minerai de fer. Ce conflit faisait la fortune des colonies françaises et britanniques.