Jean Decoux, comme certains de ses prédécesseurs, souhaitait entretenir de réels liens d’amitié avec les responsables indigènes. Ayant appris la présence en internat du petit-fils du roi Monivong, il s’était empressé de l’inviter à passer une soirée dans l’immense résidence du Gouverneur général à Saïgon, le palais Norodom, située à quelques pas du lycée Carnot. L’amiral fit forte impression sur Sihanouk par sa sérénité, son autorité, son uniforme, son titre qui évoquait la guerre, le soldat, le sacrifice ultime et, également, de longs voyages exotiques. De son côté, le vieux militaire était frappé par la grâce du jeune homme. Il avait le visage plus rond, les traits plus fins que Bao Daï[11], mais le même sourire ravageur. Il portait, comme si cela allait de soi sous les tropiques, le costume de coton blanc des Européens. Souvent, Decoux regardait avec envie les robes de soie des mandarins. Il faudrait un jour expliquer à l’intelligentsia des colonies que tout n’était pas à rejeter dans le mode de vie des autochtones !
Mme Decoux était, bien entendu, présente. C’était une réunion amicale, sans protocole, presque familiale. On accueillait un jeune garçon, un pauvre interne pour le changer de la cantine. Le ton était donné, les échanges agréables, le lycéen avait beaucoup de culture, les Decoux beaucoup voyagé. Sihanouk s’intéressait à tout, au décorum, à l’art, aux manières de faire, à la cuisine française. Jean souriait devant l’enthousiasme de son invite. Il se demandait si lui-même était aussi curieux lorsqu’il se rendait chez les souverains des trois royaumes, Annam, Laos, Cambodge qui composaient l’Indochine[12]. Sa femme était ravie. Elle ne se lassait pas de répondre aux questions du prince concernant nos mœurs et nos coutumes. Petit à petit, Sihanouk avait oublié la présence de l’amiral tant il était sous le charme de son épouse. C’était pour lui le modèle de l’élégance à la française comme sa mère l’était pour le Cambodge. La soirée s’éternisait douce et paisible, plaisante, la chaleur se dissipait lentement et, plus la nuit avançait, mieux on respirait.
Jean Decoux songeait aux pénibles journées qu’il avait vécues. Avec les Japonais, cela se déroulait mal, très mal. Plus on cédait, plus ils étaient exigeants. Désormais, ils ne demandaient plus la neutralité de l’Indochine, ils en étaient à vouloir un soutien actif. Le général Catroux avait concédé l’hébergement des blessés japonais dans les hôpitaux indochinois, ils désiraient, maintenant, le libre passage de leurs troupes au Tonkin, l’installation d’aérodromes et un rattachement de l’économie indochinoise à celle du Japon.
Vichy avait tout cédé à Tokyo en échange de la reconnaissance de la souveraineté française sur l’Indochine. Restait à régler les modalités d’application à Hanoï ! Pour les responsables français, il fallait trouver les moyens pour que des forces étrangères stationnant chez vous, utilisant toutes vos infrastructures, ne puissent s’emparer du pays. Les ultimes négociations étaient âpres, les officiers nippons considérant comme un déshonneur s’ils obtenaient moins que ce qui avait été acquis à Tokyo et, en face, pour ne pas la perdre, on ne pouvait se résoudre à ce pacte signé par des autorités de la métropole qui ne connaissaient rien à la réalité du terrain ni à l’armée coloniale, beaucoup plus puissante que sur le papier.