Le bébé souriait aux anges, ou plutôt aux apsaras[1] sculptées sur son berceau de tek sombre. Déjà, il essayait de séduire ces dames, mais celles-ci restaient de marbre ou plutôt de bois. Pourtant, avec ses cheveux noirs et souples, son visage rond et ses traits si fins, son teint très clair, toute femme aurait fondu en le voyant. Les bruits de succion qu’il émettait régulièrement dans son sommeil montraient qu’il rêvait aux seins rebondis que mettaient en relief les gestes gracieux des danseuses magiques. En tout cas, il avait gagné le cœur de sa tante Rasmi Sobhana, penchée sur son berceau, qui prenait fait et cause pour lui. Ce n’était déjà pas si mal, car cette dernière, à vingt-quatre ans, était plutôt jolie, son air de petite-fille sage contrastant avec un profil taillé au couteau. Quittant enfin le bébé avec beaucoup de regrets, elle se tourna vers le prince Suramarit, de deux ans son aîné.
– Il est magnifique ! Il ressemble beaucoup à sa mère, n’est-ce pas ? Ses traits sont d’une douceur…
Elle rougit, elle n’avait jamais vu la jeune épouse de son frère, mais celui-ci ne nota pas ce détail. Il était d’humeur joyeuse, heureux de retrouver sa sœur. Elle, trouvant que leur différend avait assez duré, décida de s’excuser :
– Je suis désolée de n’avoir pu venir plus tôt, mais j’étais si prise…
Elle se tut à nouveau. Quel prétexte lamentable ! Suramarit n’ignorait pas que c’était sur ordre de leur père qu’elle avait cessé toute relation avec lui, depuis plus de deux ans, précisément depuis qu’il avait annoncé ses fiançailles avec Kossamak. Ils avaient été pourtant si proches, avant. Elle pouvait facilement deviner à quel point il avait souffert de cette séparation puisqu’elle-même l’avait durement ressentie. Elle était née pour mener une vie paisible de princesse, entièrement faite d’amour pour les uns et les autres, pas pour trancher entre ses parents et son frère ! Elle décida de changer de sujet.
– Tu ne m’as pas dit le prénom de mon neveu.
– Sihanouk ! C’est Père qui lui a trouvé ce prénom. Il nous a rendu visite quelque temps avant sa naissance et nous a demandé de lui laisser cet honneur. Il voulait se réconcilier avec nous. Après tout, c’est son premier petit-fils. Sihanouk est issu du pâli « Sihahanu » qui signifie à la mâchoire de lion, « siha », le lion, et « hanu », la mâchoire[2].