Oum Savath, promu colonel après la victoire de Srè Chis, eut la responsabilité de superviser le démantèlement des camps du Viêt Minh au Cambodge, dans cette région à la frontière avec le Viêt Nam. Il regarda partir avec beaucoup de tristesse et d’incompréhension ses frères dont le seul crime avait été de souhaiter l’indépendance et la souveraineté. Crise après crise, répression après répression, ils étaient devenus communistes, internationalistes et ils quittaient leur pays pour une nouvelle patrie, le socialisme. Il aurait voulu les retenir, leur expliquer, s’expliquer avec eux. Mais ce n’était pas sa mission, celle-ci consistait à repérer ceux qui restaient afin que l’on puisse les surveiller et, à la moindre action, les emprisonner. Finalement, ceux qui s’en allaient avaient peut-être raison.
Pour chasser son chagrin, il se remémora ce jour d’après la conférence de Genève, quand il reçut l’autorisation de rentrer chez lui, car tout était terminé, le Cambodge avait gagné. C’est en arrivant à Phnom Penh, plus précisément dans la presqu’île de Chrui Changvar, qu’il sut que c’était vrai. Longtemps, seuls les agriculteurs et les pêcheurs, en se logeant dans des maisons en bois, juchées sur de hauts pilotis, y vivaient. La « terre » y était fertile et poissonneuse, étant régulièrement inondée lors des crues du Mékong. Une population pauvre, très hétérogène de Khmers, de Chams et de Vietnamiens y coexistait en parfaite harmonie. Un jour, on s’aperçut que, le long des berges, il y avait comme un bourrelet, hors d’eau où l’on pouvait bâtir en dure. Des villas furent construites et une classe moyenne, moyenne supérieure de Cambodgiens y fit son apparition. Pour rendre le nouveau faubourg attractif, on construisit un pont pour le relier à la capitale. C’était un quartier tranquille.
Oum Savath se retrouva devant une petite maison, sans superflu, où il faisait bon vivre. Du moins, l’espérait-il. Depuis qu’il l’avait achetée, il n’y avait guère séjourné, la croisade et les combats l’en avaient tenu éloigné. Il vit ses deux jumeaux Heng et Hout, deux mômes turbulents qui couraient dans la rue avec d’autres gamins.
Les évitant, il pénétra dans la maison. Tout était calme. Les domestiques ne reviendraient qu’en fin d’après-midi, mais ils avaient soigneusement tout rangé. Un petit autel dédié aux mânes des ancêtres, des cadres, des photos, quelques fleurs rendaient la pièce chaude et accueillante. Il monta l’escalier sans faire de bruit, il voulait surprendre sa femme faisant la sieste. Habitué à se déplacer silencieusement dans la jungle, ni le plancher ni les marches ne grincèrent sous ses pas. Il ouvrit la porte de sa chambre et découvrit Ramsey, langoureusement allongée et tenant Rithy contre elle. Elle n’avait jamais été aussi belle avec son regard franc, ses sourcils décrivant un arc parfait et sa chevelure bouclée.
Sa surprise passée, Ramsey lui sourit effrontément, lui faisant miroiter son sein que Rithy caressait maintenant plus qu’il ne le suçait. Lui aussi épiait son père en jouant avec la poitrine opulente. Deux désirs violents et incompatibles embrasèrent Oum Savath. Il n’avait pas encore vu son fils, né tandis qu’il se battait, et la guerre l’avait séparé de sa femme depuis de longs mois. Il avait hâte de faire connaissance avec l’un qui semblait plein de vigueur et de joie de vivre et à qui il avait tant de choses à raconter et de redécouvrir l’autre pour une seconde nuit de noces. La goutte de lait qui perlait du téton était un adorable résumé de ce conflit.
Oum Savath songea au Buddh Damnay.
Comme annoncé par Bouddha, le Cambodge s’était lentement enfoncé dans la misère, l’ignorance et l’oubli, la religion était devenue superstitions, fables, les hommes avaient perdu la loyauté à leur terre, à leur souverain, les étrangers avaient dominé le pays. Puis ce fut la Seconde Guerre mondiale, la décolonisation avec ses crimes de masse qui correspondaient aux descriptions apocalyptiques du texte.
Mais la prophétie était porteuse d’espérances. Elle ne prévoyait pas la disparition de toute vie, elle détaillait le passage à un âge meilleur. Un moine ou un roi, le Brah Pad Dhammik, rétablirait l’ordre, mettrait fin au chaos et l’humanité vivrait heureuse, suivant la Loi, jusqu’au terme de l’ère de l’actuel Bouddha (soit deux mille cinq cents ans de bonheur).
Sihanouk avait été ce personnage. En se voyant, lui en militaire, elle en négligé, le bébé accroché à sa poitrine, la lumière tamisée, Hout et Heng criant et riant à l’extérieur, la petite maison, le jardinet minuscule, le palmier miniature, Oum Savath sut que le temps d’aimer était arrivé.
Le Cambodge a reconquis sa souveraineté et le retour en France de Georges Féray est une image de la fin de l’Indochine. Tout semble accompli.
FIN