Au petit matin ou plutôt un peu avant qu’il ne fasse jour, Sihamoni pleura et Sihanouk qui avait du mal à dormir, trop excité par la soirée qu’il venait de vivre, se leva et le prit dans ses bras, le berçant pour le calmer. Le palais de Changkar Mom, la fameuse résidence qu’il avait fait bâtir à la demande de Monique, était magnifique et la vue de l’immense parc apaisa quelque peu son esprit et son bébé. Il parla d’une voix tendre.
– Nous sommes libres, mon fils. Désormais, nous sommes une nation et nous avons un destin. Tu as vécu ce jour merveilleux. Souviens-t’en !
L’enfant n’avait qu’un an. Pourtant, il sentit l’importance de ce qu’on lui disait. Il n’en saisissait pas le sens bien évidemment, mais à travers l’excitation de l’adulte, il comprenait et il regarda avec des yeux effarés son roi. Il avait le même regard que son père quand Monireth lui expliqua ce que représentait le couronnement de Monivong et Sihanouk rit.
– J’ai à peine trente ans et j’ai réalisé la prophétie qui fut faite sur mon berceau.
Soudain, pris d’angoisse, il fouilla dans le ciel à la recherche d’un signe qui put prolonger son destin, mais il n’y avait pas une seule étoile dans le firmament. La saison des pluies n’était pas terminée.
Dans le cadre des accords de paix, les forces de Son Ngoc Minh durent quitter le Cambodge. Saloth Sâr passa son mois d’août à graisser des fusils, à les emballer et à les enterrer. Visiblement, Hô Chi Minh n’avait abandonné aucun rêve, Genève était une étape. On organisa le transfert vers le Viêt Nam de trois mille Khmers, des jeunes en majorité, qui formeraient les bataillons de libération de demain. Parmi les militants, on sélectionna ceux qui partiraient pour les encadrer, ceux qui resteraient pour animer la résistance intérieure ou pour représenter officiellement le parti. Tou Samouth, celui qui, pour les Khmers, était responsable de la zone, fit partie de la direction clandestine, Keo Meas, le patron de la radio « la Voix du Cambodge libre », l’intellectuel marxiste, prit la tête du Pracheachon, la vitrine légale du mouvement, Saloth Sâr, jugé plus diplomate, devait infiltrer les démocrates.
Il monta dans l’autocar et s’éloigna de sa vie de maquisard.
Physiquement, il avait beaucoup changé : il avait perdu du poids, s’était musclé. Le sourire, la douceur du regard restaient, mais les privations, les humiliations, la discipline l’avaient transformé.
Il avait su s’adapter à la forêt. La campagne, puis les villes avaient civilisé les Cambodgiens, mais ils gardaient des réflexes archaïques du temps où leurs ancêtres étaient des sauvages. Il était fier de les avoir retrouvés si aisément et si rapidement.
Il était content d’avoir pu réussir également dans la jungle des Khmers vietminhs. Il avait accepté sans broncher les épreuves, les brimades, avait appris la langue de l’ennemi et s’était imposé comme dirigeant.
Il inspira profondément et l’air chargé d’humidité et de senteurs tropicales emplit ses poumons. Une douce euphorie s’empara de lui. L’avenir était si exaltant !