La France était prête à tout accepter pour quitter le bourbier indochinois, prête, en particulier, à sacrifier Cambodge et Laos, à les abandonner au Viêt Minh.
Elle demandait seulement que tout soit fini avant le 21 juillet à minuit. Les Américains semblaient ne s’intéresser qu’au Viêt Nam avec pour objectif d’arracher des mains des communistes le sud du pays. Tous leurs efforts se concentraient là-dessus avec le soutien du Premier ministre vietnamien, un homme qui avait fait ses études chez eux, un catholique libéral, Ngô Dinh Diêm. Pourtant, contre toute attente, le Cambodge garda son intégrité territoriale. Sihanouk fut le grand gagnant de la conférence de Genève sur la paix en Indochine.
Fin juillet, il recevait, au palais, dans le pavillon Prochani, sa délégation présente à Genève. L’édifice se résumait à une immense salle ouverte aux quatre vents, le toit supporté par de simples colonnades était de style traditionnel. La nuit était douce, noire, elle permettait aux nombreuses personnes de respirer à leur aise, tout en les enfermant dans un cocon. L’alcool coulait à flots, les bouchées apéritives qu’engloutissaient les convives ne parvenaient plus à en limiter les effets.
– Ce fut un rude combat, affirmait Tep Phan, le ministre des Affaires étrangères et, à ce titre, dirigeant la délégation.
Il était déguisé en colonel de l’armée royale khmère, grade qu’il avait obtenu en janvier pour devenir un éphémère chef d’État-major des FARK, grade indispensable pour négocier les termes d’un accord militaire. Il avait jugé, en s’habillant ainsi pour cette soirée festive, que son action à Genève relevait plus du commando que de la diplomatie.
– La date butoir était le 20 juillet et il avait été décidé des réunions bipartites entre les gouvernements des États indochinois et leur opposition communiste. En fait, toutes les délégations nationales avaient en face d’elle le Viêt Minh. Triste représentation pour ceux qui prétendaient lutter pour l’indépendance !
Il se tut, son visage prit une expression de deuil pour enterrer leurs adversaires politiques et rendre un ultime hommage pour ce qu’ils avaient été, soulignant ainsi à quel point ils avaient chuté. Puis, très vite, il redevint volubile.
– Avec Sam Sary, représentant personnel du roi, nous avions analysé la position des forces ennemies. Les Anglais s’alignaient sur les Américains, ces derniers se moquaient complètement du Cambodge. Son Ngoc Thanh, leur chose, ne pouvant prétendre à rien. Les Français ne pensaient qu’à quitter l’Indochine. Cela nous laissait seuls face au Viêt Minh, à la Chine et aux Russes, c’est-à-dire face à Pham Van Dong, Zhou Enlai et Molotov.
Beaucoup de convives s’étaient approchées du conteur et les bruits s’estompaient. C’était le combat du petit Poucet face à trois ogres, Thmenh Chey[1] testant sa sagacité contre les trois sages de l’empereur de Chine.
– La délégation vietminh mit en avant que Son Ngoc Minh contrôlait 800 000 personnes et les deux tiers du territoire. Ils présentèrent même comme preuve de la réalité de leur présence l’attentat du train de Battambang. Le sang de Sam Sary n’a fait qu’un tour. « Quoi, a-t-il dit, vous revendiquez au nom des gens que vous avez massacrés le droit d’en dominer d’autres ! » Tout le monde était gêné. De toute façon, c’était oublié Srè Chis. Pham van Dong a accusé le coup, mais il n’avait pas l’intention de céder et Molotov soutenait sa démarche. Pour l’Union soviétique, le conflit indochinois mobilisait les pays occidentaux et la Chine, eux se contentaient de fournir du matériel et de compter les morts. Mais ce n’était pas le cas de Pékin. Zhou Enlai ne voulait en aucun cas d’un enlisement, tant il avait peur de l’implication directe des États-Unis et de se voir entraîner dans une nouvelle guerre de Corée.
Maintenant, Tep Phan parlait dans un silence complet.
– Toutes les délégations furent invitées le 20 juillet, chez Éden, l’Anglais, il fallait terminer dans la soirée, à cause de la promesse de Mendès France de démissionner si le problème n’était pas réglé avant le 21. On approche de l’heure fatidique.