Le dimanche passé chez les Decoux avait bouleversé – le mot n’est pas assez fort – le jeune Sihanouk. Il avait fait la connaissance de Mme Decoux (« Appelez-moi Suzanne » avait-elle fini par lui dire) et il avait été séduit non par la femme du gouverneur général de l’Indochine, mais par cette Suzanne si française, si grande dame. Il était prince, fils de prince, et, si l’on remontait dans son arbre généalogique, tous étaient de sang royal ; elle était fille de militaire, sœur de militaire, avait fait ses études dans un établissement réservé aux enfants de militaires, ceux dont les parents avaient eu la Légion d’honneur, et avait épousé un militaire. Cette similitude, qui n’en était pas réellement une, le fascinait. Il cherchait dans ce fait l’explication de cette parfaite harmonie qui s’était créée entre eux. Soudain, Sihanouk fut pris d’un doute, n’en avait-il pas trop fait ? Il repassa dans sa tête chaque instant de sa visite au palais du gouverneur, puis se rassura. Ils avaient parlé de tant de choses, mais elle ne semblait jamais s’en lasser et quand l’amiral Decoux s’était esquivé, leur conversion libérée était devenue plus intime. Elle s’était confiée à lui sur sa découverte de l’Indochine, ses difficultés à appréhender les populations locales, il lui en avait dit plus sur ses projets qu’à n’importe qui d’autre. Elle lui avait promis de le réinviter et lui s’engagea à lui raconter tout ce qu’il aurait fait entre temps pour son avenir et pour échapper à son destin.
Fort du soutien du roi Monivong, il avait commencé à créer son club-théâtre, les professeurs étaient ravis de son initiative et beaucoup de lycéens venaient le solliciter pour en faire partie. Il s’était ainsi constitué une petite cour. Songeant à la prédiction, il ne doutait pas de la réussite de la pièce qu’il comptait monter. Son choix s’était porté sur Le Bourgeois Gentilhomme de Molières, les turqueries de M. Jourdain lui permettant de mettre en valeur l’aide de son grand-père par la magnificence des costumes et de placer quelques danses khmères, il n’avait pas hésité à changer le texte et fait du fils du grand turc un prince d’Asie. L’existence de ce club avait modifié le rapport des élèves qui y participaient avec le lycée, les cours et entre eux. On parlait moins des enseignants ou de blagues de potache et plus de littérature, de cinéma, de culture.
Mais un nouveau thème était apparu dans leur discussion : la politique. Cela tenait très certainement au fait que désormais, tous les matins, il y avait le salut aux drapeaux. L’amiral Decoux avait eu l’intelligence d’adjoindre à celui de la France, ceux des États formant l’Indochine, un jaune pour le Viêt Nam, un éléphant à trois têtes pour le Laos et bien entendu les temples d’Angkor sur fond rouge, agrémenté d’une bordure bleue pour le Cambodge. C’était pour le prince et ses camarades un grand moment. On célébrait leurs pays, les liens entre leurs nations et la fraternité entre lycéens.
Malheureusement, comme toujours en politique, les critiques l’emportaient sur les éloges. Ainsi ses amis cambodgiens Lay Inn et Thiounn Thieunn étaient très sévères envers le roi Monivong. La démonstration était simple et sans appel : la population vivait dans la misère et le dénuement sans se révolter, acceptant tout puisque le souverain ne bronchait pas. Leurs attaques s’appuyaient sur les articles du Nagarvatta, le fameux journal en langue khmère qui se présentait comme nationaliste et dont Southarot, l’autre grand-père de Sihanouk, était un fidèle lecteur. Sihanouk ne trouvait rien à redire donc il approuvait du bout des lèvres. Il aimait beaucoup le roi Monivong et tout cela le rendait malheureux. Toutefois, il fallait bien reconnaître que ce dernier ne semblait s’intéresser qu’à l’art et tout particulièrement aux danseuses du ballet. Alors souvent, avant de s’endormir, Sihanouk priait pour qu’un événement extraordinaire, des circonstances singulières réveillent le vieux souverain et lui permettent de montrer à tous ces imbéciles ce dont il était capable.