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XXII - Page 2 sur 14 - Les 9 vies de Norodom Sihanouk

XXII

Pour Rithy, la vie est soudain devenue facile. La cloche de la coopérative sonne à cinq heures et demie, car les forces doivent partir travailler au loin. Ne reste au camp que les femmes avec nourrissons, les personnes âgées pour planter du manioc, des patates douces, des courges, etc., les cuisinières et lui. Sa tâche consiste à les aider, en particulier en allant chercher du bois et en transportant des légumes, ce qui lui donne des occasions de compléter ses provisions en faisant un peu de cueillette.

La situation s’est à nouveau dégradée. Il est désormais interdit de manger ce que l’on cultive. On avait autorisé les gens à semer ou à élever des poulets dans un lopin de terre confié par Angkar. C’était un complément alimentaire intéressant, il y en avait partout autour des cabanes et même en dessous. Mais la famine guette (sic) et pour essayer d’augmenter les rations collectives, Angkar a décidé que la production des jardins doit être livrée à la cantine. Désormais, les malheureux regardent le fruit de leur travail croître, se déployer, se gorger de suc et de sucre avant d’être cueilli par d’autres, d’être mangé par d’autres. Régulièrement, des patrouilles de sécurité vérifient que personne ne dérobe ses propres légumes et circulent près des demeures. Chacun, par peur, cesse de se plaindre, même chez soi, même la nuit, même en dormant. Ceux qui osent sont exécutés.

Une pluie, violente, glaciale, s’abat sur la communauté comme pour lui faire payer ces meurtres. L’eau tombe des jours durant, puis ce sont les habitants. Une maladie aux symptômes étranges – les gens sont squelettiques et bouffis – frappe une population amaigrie, affaiblie. Elle fait de terribles ravages.

Dans le marché de dupes qu’il a dû accepter, Chang Tao est de loin le perdant. Rithy grossit, sa fille, elle, a de plus en plus de mal à survivre. Elle reste sa raison de vivre, de se battre, de se lever le matin, de se coucher le soir, de manger, de dormir. Sans elle, il mettrait fin à cette mascarade. Il s’habillerait de sa tunique de mandarin qu’il cache sous son oreiller et dont il caresse la soie la nuit et irait les voir en disant « Je suis Chinois, je suis un homme et je proteste », puis il s’allongerait et arrêterait tout. Tant qu’elle est là, il se tait, essaie de se fondre parmi les autres, baisse la tête. Maintenant, elle est malade et elle va mourir. Il lui faut des antibiotiques.

– Je ne peux en demander, je ne suis pas souffrant, dit Rithy.

– Si elle décède, notre accord est caduc, répond simplement le Chinois.

À son associé d’imaginer ce qui se passera alors ! Celui-ci n’a aucune envie de le savoir, il accepte de proposer le marché au chef du village. Une demi-journée a suffi pour faire l’échange. Rithy tend les médicaments à Tao.

– Merci, mon ami, merci. C’est mon dernier espoir et, en faisant vite, vous l’avez déjà fait grandir. N’avez-vous eu aucune difficulté pour convaincre mith Sy ?

Rithy n’a pas répondu, perdu dans ses pensées. Sy a cédé facilement, il n’a pas demandé qui avait besoin d’antibiotique. Oui, cela s’est bien passé. Trop bien.

Bientôt, il comprend pourquoi le chef du camp n’a pas posé de questions, la « résurrection » de la fille de Tao fait le tour du village – du moins, c’est l’impression que ressent Rithy. Désormais le kamaphibal n’a plus besoin de lui, il va pouvoir traiter directement avec Tao, c’est-à-dire s’emparer brutalement de ses derniers bijoux. Rithy découvre qu’il est lui-même en danger, car c’est un témoin et il est khmer, donc plus crédible. À qui s’adresser quand le meurtrier potentiel est également juge, inspecteur et bourreau ? Pour commettre un crime parfait, il suffirait qu’il sorte son revolver et qu’il tire. Mais pour éviter toute question, il peut se contenter de l’affecter à une unité où la mortalité serait grande.

Avec effroi, Rithy réalise qu’il a déjà fait l’objet d’une telle tentative d’assassinat. Mith Sy l’a envoyé, bien qu’il ne soit pas bonze, participer à un projet où l’objectif véritable, évident, n’était pas de construire une route, mais de détruire des moines. Il se souvient alors de la main qui l’a maintenu sous l’eau.

– Il ne s’est pas contenté de m’expédier vers une mort certaine, il a demandé à un de ses amis de me faire disparaître au plus vite, loin du village. Sans doute le responsable du chantier. Celui-ci n’a pas voulu m’exécuter, c’était si facile de maquiller cela en accident.

Mais pourquoi ? On ne tue pas la poule aux œufs d’or ! D’ailleurs, il lui suffisait de refuser la transaction. C’est impossible, inconcevable, incompréhensible ! Rithy se sent bouillant, la fièvre le plonge dans un délire. Pourtant il doit aller au bout de son raisonnement, chercher la vérité ou plutôt sa vérité, car jamais il ne saura s’il s’agit de la réalité ou d’un accès de schizophrénie. Il fait travailler sa mémoire, remonte les faits jusqu’à cette soirée où ce dernier discute avec son père dans leur hutte. Cette nuit-là, il avait entendu les paroles des deux hommes, ils avaient mis leur âme à nu et mith Sy avait été très critique envers Angkar, assez pour mériter la mort. Lui, Rithy, en avait été le témoin !

– Voilà pourquoi, il s’est laissé corrompre sans hésiter ! Il ne pouvait tout simplement pas refuser, je détiens contre lui cette confidence.

Tout s’éclaire d’un jour nouveau. À son retour de l’hôpital, Rithy avait sorti d’autres bijoux, cela avait retenu la main de l’assassin qui espérait savoir où se trouvait le reste. Maintenant que son secret est percé, il est en danger de mort.

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