Au mois d’août de cette année, le bureau politique a missionné dans la zone Nord-Ouest, celle de Battambang, Ieng Thirith, la ministre des Affaires sociales du gouvernement. Des rumeurs dénoncent des insuffisances en matière de logement, de santé, de nourriture, ce qui pourrait déstabiliser la région. Elle ne peut que constater que ces allégations sont vraies.
– Les gens doivent travailler dans des chantiers très éloignés de chez eux pour plusieurs jours. Ils dorment alors comme ils peuvent. De toute façon, même dans leur coopérative assignée, ils n’ont souvent pas de foyers. Beaucoup sont malades. Bien que nos directives soient strictes – n’envoyez aux champs ni vieux, ni femme enceinte ou s’occupant d’un bébé, ni jeune enfant –, toute la population doit s’activer dans les rizières sous un soleil brûlant. Les cadres obligent chacun à le faire dans des conditions épouvantables et ils présentent cela comme la politique du parti. Franchement, c’est louche !
Mais Thirith n’a pas fini son rapport.
– J’ai gardé le meilleur pour la fin. Nous avons construit là-bas un immense barrage. Il devait permettre d’irriguer 20 000 hectares de terre. Il a connu un premier retard à cause de l’incompétence de l’équipe dirigeante. On l’a réorganisé tout en maintenant Mith Pœu à sa tête, une militante au-dessus de tout soupçon. Le travail a repris et a avancé, les délais ont été à peu près tenus. C’était un magnifique ouvrage, des dizaines de milliers de personnes avaient contribué à son érection. Au moment des fortes pluies et des crues liées à la mousson, il s’est brisé. Par hasard, Thiounn Mumm était présent avec moi sur le chantier pour constater les dégâts. Il a noté que l’on n’avait pas construit de déversoir et donc que la rupture était inévitable. Notre responsable assure, pour sa part, que même sans trop-plein, il aurait tenu, mais que le niveau des eaux était exceptionnel cette année. Il y a deux possibilités également probables : soit Mith Pœu est réellement incompétente ou a été mal conseillée, soit on a programmé la destruction de l’ouvrage et l’annihilation de milliers d’heures de travail. Il faut faire une enquête, établir des liens entre elle et le secrétaire général de la zone Nord ou entre elle et Koy Thuon.
Quelqu’un a soupiré :
– Les traîtres sont difficiles à démasquer, ils peuvent avoir un passé militant irréprochable, mais avoir choisi, in fine, le communisme indochinois et, depuis, torpiller la révolution cambodgienne.
Pol Pot sourit malicieusement.
– Puisque le barrage a cédé, il est normal que son responsable soit conduit à Phnom Penh devant le bureau politique pour qu’on en sache plus sur les causes de cet « accident ». Une fois ici, elle ira au centre de rétention S21, et c’est Douch qui l’interrogera.
Quelques jours plus tard, à 9 h, une Land Rover noire s’arrête devant la maison de mith Pœu. Quatre personnes en descendent, ils l’appellent. À peine est-elle sortie qu’elle est frappée au genou à l’aide d’un bâton. Elle tombe au sol, les hommes la saisissent, lui lient les bras dans le dos, lui mettent une cagoule sur la tête et la jettent dans la le véhicule. Personne n’a réagi. Après le Nord, le nettoyage de la zone Nord-Ouest commence.
Dans le soleil couchant, Monique regarde l’oiseau s’envoler, en poussant son gémissement Kooo, Kooo. Il vient recueillir l’âme d’un mourant et éveille en elle de la compassion. Elle s’étonne d’avoir encore cette force-là.
Les dissensions autour d’elle ont détruit son optimisme naturel. On ne se parle plus, on craint les autres, la délation. Narindrapong, son Narindrapong, a été circonvenu par Ieng Sary contre son père. Cela n’a pas été bien difficile ! Déjà en 1974, à Pékin, il avait interrompu un débat en criant :
– Comment Samdech Norodom Sihanouk ose-t-il prétendre que le coup d’État du 18 mars était dirigé contre lui ? Mon père se donne trop d’importance et se prend comme d’habitude pour le nombril du monde. Les Lon Nol, Sirik Matak, les impérialistes américains en veulent au peuple du Kampuchéa, à sa politique indépendante, neutre et non alignée. Ce n’est pas lui, le symbole du féodalisme et de la corruption vomis par tous, mais c’est le peuple, c’est la nation que, le 18 mars, Nixon et ses valets ont renversée.
Mais, les difficultés matérielles auraient pu les rapprocher. C’est le contraire qui s’est produit. Les sujets de conflits se sont multipliés. Les médicaments, le Nescafé, le thé, le lait sont autant d’objets de convoitise, de vols, de désaccord. Sihanouk accuse son fils de trop fumer, de boire et même de se droguer. Lui répond que c’est pour oublier ses tares congénitales, les crimes et trahisons de ses parents. Le pauvre Sihamoni qui tente de se maintenir à l’écart est, lui aussi, pris à partie. Il faut dire que Sihanouk l’a cité en exemple à Narindrapong.
– Tu as toujours aimé Sihamoni plus que moi ! Trop d’ailleurs, il manque de virilité.
Interloqué, Sihanouk observe son aîné, ses traits d’une beauté divine, d’une douceur infinie. Narindrapong est un fou violent et il ne peut imaginer qu’un homme puisse ne pas être une brute.
Monique n’a même pas le parc pour se consoler. Angkar a décidé d’y faire paître des buffles, des chèvres qui grignotent les arbres, arrachent les cultures. Ong Meang, l’aide de camp de Sihanouk, devenu jardinier, qui sortait les poubelles, a été exécuté. Personne n’a osé reprendre son travail et les ordures s’amoncellent ici et là, des rats sont apparus. Le parc ne retourne pas à l’état de nature, il se délite.
Quant à son mari, il s’ennuie. Il tue le temps en observant les animaux comme il le faisait jadis au moment du deuil de son arrière-grand-mère.
Au lever du jour, c’est le coq qui a droit à son attention. D’ailleurs il la réclame avec son cocorico, puis il vient chercher ses grains et en profite pour exhiber son harem. C’est qu’il est assez prétentieux !
Le jour durant, il ne se lasse pas d’étudier l’agilité des chèvres, la passivité du buffle.
Le soir, au moment du repas, c’est une famille de souris qui se présente. Sihanouk leur jette des miettes de pain, alors elles sont là à attendre, poussant de petits cris si elles ne sont pas servies assez vite.
La nuit, il se tourne vers les lézards, les papillons nocturnes.
– tekkè, tekkè, tekkè, chante le tokay[3] et Sihanouk compte le nombre de sons comme on fait pour les marguerites. Un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout, mais lui murmure libéré, prisonnier, tué, libéré, prisonnier, tué, etc.