Avec lui, la paix, l’unité et aussi la fierté. On fait désormais partie d’un peuple qui a vaincu en cinq ans la puissance américaine, tandis que le Viêt Nam se battait et se bat encore contre elle depuis près de vingt ans. La guerre civile a été terrible et meurtrière comme le prédisait la prophétie[1] : « un conflit fratricide qui ne cesserait que lorsque le sang répandu baignerait le ventre de l’éléphant ». Il y avait longtemps que l’animal s’était noyé.
Seuls coups de feu : des salves, tirées en l’air, pour fêter l’événement. Le commandant de la petite troupe est un jeune homme, beau comme un dieu avec ses cheveux de jais et ses favoris, ses yeux d’un noir brillant, ses traits remarquablement fins, parlant fort. Il s’est emparé de la Radio pour déclarer que la capitale est entre ses mains, puis il téléphone à l’ambassade de France pour qu’on lui envoie un journaliste.
Long Boret a pu gagner seul le stade olympique, son escorte ayant préféré se fondre dans la population plutôt que de continuer le combat. Cela fait douze minutes, très précisément, qu’on l’attend. Le général Sutsakhan s’impatiente. Ce sont de vieilles machines qu’il a pu récupérer, elles n’ont pas été vérifiées, mais il n’y avait rien d’autre. Il a fait monter tous ceux qu’il a pu tout en réservant la place de copilote au Premier ministre qui s’y installe. Les pales tournent, on va enfin pouvoir s’envoler quand arrive une camionnette avec madame Long Boret, ses enfants et sa famille.
– On ne peut pas les emmener, monsieur, s’excuse le général. Je vous avais demandé de ne prendre avec vous que l’essentiel.
Long Boret n’a pas hésité, il est descendu rejoindre les siens.
Au ministère de l’information, le journaliste de l’Agence France-Presse, découvre l’homme qui s’est emparé de Phnom Penh. Hem Keth Dara est un ex-étudiant parisien, marié à une Française, fils d’un ancien ministre de l’Intérieur. Il n’a rien à voir avec les communistes. Il se présente comme le chef du MOuvement NATIOnaliste, le MONATIO, et lance un appel aux partisans de Sihanouk « Nous, vos frères cadets, nous invitons tous nos frères aînés à nous rencontrer et à débattre d’un accord ».
Il explique au reporter : « À la radio, le journaliste a annoncé l’arrivée des Khmers rouges puis il a fui. La station est devenue muette. J’ai pris tranquillement mon petit déjeuner avec ma femme et mes deux enfants, puis je suis passé à l’attaque… »
En réalité, il n’a pas agi à la légère. D’ailleurs, il fallait pouvoir disposer de deux cents hommes. Cette force, sous ses ordres, avait été créée, en secret, par Lon Non qui, redoutant la chute de son frère et la montée en puissance de Sirik Matak, a tout préparé pour un éventuel coup d’État. L’idée ayant fait long feu, après le départ de Lon Nol, le projet a germé dans la tête du jeune ambitieux de s’emparer du pouvoir pour le rendre à Sihanouk et ainsi éviter un bain de sang, tout en se positionnant pour un futur cabinet du FUNK.
À dix heures, l’arrivée des Khmers rouges, les vrais, va mettre un terme à ce rêve[2]. À la radio, ils répondent sèchement aux offres de paix par un « Nous ne venons pas ici pour négocier, nous prenons possession de la capitale par la force des armes ». Dans la rue, ils font leur entrée. Ils sont, eux aussi, habillés de pyjamas noirs, mais ce sont d’authentiques vêtements de paysans, poussiéreux, déchirés, pas des chemises de luxe au col évasé, et leur peau, burinée par le soleil des rizières, est beaucoup plus sombre que celle de leurs imitateurs. Seule leur écharpe, le krama, autour du cou donne un peu de couleur avec ses carreaux violets et blancs. Ils ne sont pas chaussés de rangers, ils vont pieds nus à part les chanceux qui marchent avec des sandales Hô Chi Minh, taillées dans des pneus de voitures. On est frappé par leur extrême jeunesse, leur saleté et leur puanteur. Ils avancent en file indienne, si sérieux, si sévères pour leur âge, un AK47 chargé en bandoulière, le doigt sur la gâchette, ou un lance-roquettes sur l’épaule. Pas un geste vers la foule, peu de mots. Ils ne cherchent pas à pactiser, ils sont toujours en guerre. La troupe de va-nu-pieds s’empare de la ville dans un silence de mort. Ils contrôlent les véhicules, arrêtent les soldats républicains, récupèrent leur équipement militaire et les emmènent dans des camions vers des destinations inconnues. De manière dérisoire, ils plantent sur le tas d’armes qui grossit, le drapeau rouge et bleu à croix blanche de l’éphémère MONATIO.
L’un de leurs premiers actes est de vider les hôpitaux. Tous les malades, les blessés qui le peuvent s’en vont, certains traînent leur perfusion à côté, les plus valides poussent ceux qui ne peuvent marcher dans des fauteuils roulants. Quant aux autres…
Phnom Penh voit avec terreur se déverser ces malheureux dans les rues. Il est onze heures du matin.