Ce fut sans conteste la décision la plus lourde de conséquences que Sihanouk prit durant sa longue existence. Ce premier voyage à travers son pays, malheureusement amputé, allait bouleverser sa vie, plus que son élection par le Conseil du trône. En effet, il allait s’établir entre lui et son peuple, son « petit peuple » comme il se plairait à le dire lui-même, un lien indissoluble, mélange de sacré et de tendre affection, qui allait bien au-delà de la vénération qu’ont, par tradition, les Cambodgiens pour leur souverain. En tant que roi, il était un dieu, inaccessible, il devint en plus un père.
Et ce qu’il leur fit subir tout au long des longues années de son règne fut à la hauteur de leur amour réciproque…
Son voyage débuta à Kompong Cham puis il remonta vers les Grands Lacs, s’arrêtant à la nouvelle frontière, traversa à dos d’éléphant la chaîne des Cardamomes, atteignit le golfe du Siam à Koh Kong, redescendit le long de la côte, avant de revenir vers la capitale pour son sacre.
Cela fit d’abord les gorges chaudes à Phnom Penh. Le souverain ne se déplaçait qu’accompagné de serviteurs soulevant des parasols pour le protéger du soleil, assis en position de lotus sur un palanquin, revêtu de ses habits d’apparat. Le peuple devait s’agenouiller en sa présence ; les dignitaires pouvaient cependant se tenir une jambe pliée, l’autre le genou contre terre. Tous avaient la tête tournée vers le sol. Aussi loin que portait son regard, le monarque ne percevait que dos et crânes[8]. Cette image surgirait devant lui lorsque, le jour de son couronnement, le chef des brahmanes formulera « Le roi est le maître de la terre, de l’eau, du royaume, des vies de tout un chacun »[9]. Spontanément, Sihanouk innova. Sa soif d’autrui ne pouvait se satisfaire de ces preuves de respect. Il s’avança vers son peuple et passant de l’un à l’autre, il invitait chacun, tout en restant à genoux, à redresser le buste afin de le voir et que lui puisse en faire autant. La première fois, il fut bouleversé par le regard des simples gens, par le contact de ses mains qui saisissaient les siennes, par les visages si divers et si semblables. Jeunes femmes aux lèvres rouges, fardées alors qu’elles devaient se tenir face contre terre, vielles dames au crâne tondu, à la bouche édentée, d’où s’échappait un peu de bave de bétel, hommes rasés de près, portant de misérables vêtements noirs lavés pour l’occasion. Ils lui disaient mille bénédictions, lui riait de bonheur et eux, terrorisés, en faisaient autant. Les Français lui avaient conseillé de ne pas venir les mains vides pour se rendre populaire (en avait-il besoin ?), aussi distribuait-il riz, sel, habits, médicaments, mais eux, ne voulant pas être en reste, lui offraient qui des fruits, qui des fleurs, qui des encens, qui de petits objets qu’ils avaient eux-mêmes fabriqués. Il y avait un paradoxe chez ces gens trop fiers pour recevoir sans donner et si humbles en sa présence.
Respecter son peuple, c’était faire vivre ses traditions qui, faisant référence à son règne, diraient « kàl chhomnân sdach Norodom » (« au temps où le roi Norodom nous écrasait de ses pieds »).
Après ses bains de foule, il était accueilli par les résidents français qui géraient la province en son nom. On commençait par soigner ses mains sales et soumises à rudes épreuves, ce dont se gaussait la capitale qui voyait un dédain des paysans dans ce qui n’était que le souci d’un acteur de préserver ses outils de travail. Les repas, on savait par Mme Decoux son penchant pour la cuisine française, étaient délicieux et il avait autour de lui de jeunes et jolies Françaises, les femmes et filles de colons, dont l’admiration devant un roi si cultivé et si charmant ne cédait en rien à celle des Cambodgiennes.
Dès son retour à Phnom Penh, Sihanouk renoua avec sa belle danseuse, mais tous les signes étaient au vert. La capitale se mit au diapason de la province, les sarcasmes se firent discrets. Même l’amiral Decoux dut reconnaître qu’au sein de la population cambodgienne, les frasques du nouveau souverain étaient plutôt perçues positivement, il en concluait donc qu’il y avait une morale en deçà des monts Oural[10] et une autre au-delà, qu’il ne fallait pas juger à l’aune occidentale les dérèglements d’un prince d’Orient.