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XIII - Page 8 sur 10 - Les 9 vies de Norodom Sihanouk

XIII

Les Vietnamiens s’étaient tous levés et portèrent un toast. Les autres convives furent surpris par ce mouvement spontané qui semblait coordonné.

– À la patronne qui nous régale si bien ! fit l’un d’eux et d’un geste il montra les tables encore bien garnies malgré les assauts répétés et joyeux des invités.

Si le canard laqué était toujours reconnaissable bien que de nombreux morceaux manquaient ici ou là, le cochon de lait rôti avait au trois quarts disparu. La bière tiède, peu alcoolisée et désaltérante, remplissait le fond de plusieurs verres, quelques-uns s’étaient contentés de thé, mais d’autres étaient déjà passés au vin de palme ou au choum, l’eau-de-vie de riz cambodgien. Il y avait quelques amis, beaucoup de journalistes et le personnel. Les commis, les plantons étaient Cambodgiens, mais les typographes étaient tous Annamites. Ces derniers, quand ils buvaient, devenaient impudents et, en se rasseyant, l’un d’eux remarqua à voix haute :

– Elle a enfin réussi à lui mettre le grappin !

Les hommes vidèrent leur verre pour saluer cet exploit. Pauline rougissait comme le ferait une jeune épouse, elle était pourtant grand-mère et, si elle n’avait pas son petit-fils sur ses genoux, c’était parce que sa fille aînée était en France. L’annonce de leur mariage avait surpris tout un chacun, ils avaient si bien caché leur secret. C’était une des particularités de l’Indochine. En France, on ne peut s’unir sans être au préalable passé devant M. le maire. Ce n’était pas le cas ici lorsque l’on procédait selon le rite bouddhiste. Pour les Asiatiques, c’était votre conjoint, pour le citoyen et l’État français, ce n’était qu’une congaï, une maîtresse officielle que l’on quitterait de retour dans le monde civilisé. Georges et Pauline s’étaient glissés dans cette faille pour y bâtir leur nid. Mais la nécessité venait de les rattraper, le retour au « pays » était envisagé et le marié était sombre comme un futur pendu à qui l’on avait passé la corde au cou. Ce n’était pas ses noces qui l’attristaient. En vérité, il s’en moquait, elles ne le rendaient ni plus ni moins amoureux. Non, ce qui le désolait, c’était leur signification.

– En réalité, pensait Georges, ce n’est pas un mariage, c’est un enterrement, celui de l’Indochine ! Enfin, peu importe que ce soit l’un ou l’autre, que cela soit joyeux !

Il vida son verre d’une traite pour répondre au geste de ses employés. Lui et Pauline avaient régularisé leur situation matrimoniale, car désormais, il fallait envisager un retour en France, l’Indochine se mourrait. Les journaux, dont le sien, étaient emplis d’éloges, de cris de victoire sur la bataille de Na San et le nom du général Salan occupait leur une. C’était sans conteste une prouesse technique autant que militaire, mais on taisait l’incroyable facilité avec laquelle Giap refaisait ses forces, on passait sous silence le fait que l’initiative était toujours à l’ennemi et qu’il s’y était désengagé sans qu’aucune chasse ne soit possible, on oubliait l’angoisse qui avait suivi la chute des points d’appui et les terribles efforts pour les reprendre. Il interrogea son verre vide.

– Combien de temps avant que Na San ne tombe ? Non parce que des divisions vietminhs l’auraient conquis, mais simplement parce que le poste mobilise des hommes, du matériel, pose des problèmes logistiques pour son ravitaillement, que son seul intérêt est de briser des assauts, sans que l’on puisse obliger Giap à l’attaquer.

Le verre lui répondit qu’en cas de retraite, cela pourrait être un second Cao Bang, et, pour récompense de sa sagacité, reçut une nouvelle dose de cognac Martell, heureusement noyé dans du Perrier. Il était anticolonialiste, mais ne pouvait se réjouir de la défaite des siens. Le Cambodge pouvait-il échapper à la main mise par Hô Chi Minh ? Le problème était la désunion des Khmers, tous parlaient d’indépendance, mais le roi la soumettait aux Français, Son Ngoc Thanh aux Siamois et aux Américains, certains progressistes aux Viêt Minh, les démocrates n’avaient plus de projet.

Le pays se déchirait. Sihanouk était au pied du mur : ses quelques mois de monarque absolu n’avaient rien résolu, ni sur le plan militaire ni sur celui de l’économie. En novembre, la situation semblait avoir atteint un point de non-retour. À peine rentrés de vacances prolongées, les lycéens de Phnom Penh et d’autres villes de province s’étaient de nouveau mis en grève. Au début de décembre, la Chambre avait rejeté le budget, car un tiers des dépenses était d’ordre militaire et que l’économie et le social avaient été sacrifiés. C’était surtout la seule arme dont disposaient les parlementaires pour lutter contre ce roi qui avait accaparé tous les pouvoirs. La haine que certains lui vouaient désormais s’était traduite sous forme d’un tract présentant le décès de Kantha Bopha, sa fille, une enfant de six ans, après une semaine d’agonie, comme un châtiment suite au coup d’État. Le torchon avait fait le tour de la capitale et, pour la première fois de sa vie, Georges avait éprouvé de la compassion pour Sihanouk. Mais il attendait, avec angoisse, sa réaction. Il savait que sa violence serait à la hauteur de sa souffrance.

Pauline s’était approchée de lui et avait posé sa main sur la sienne. Fraîcheur et sollicitude. Il prit ses doigts et les porta à ses lèvres. Il y eut un énorme hourra. Il se croyait seul, abandonné à sa tristesse ; il était à une fête de mariage et c’était lui, le marié.