Sihanouk avait accepté de recevoir la femme et la fille de Pach Chhœun, le malheureux directeur du Nagarvatta qui avait été arrêté lors de la journée des ombrelles. Il venait d’avoir son premier enfant avec Phat Khanol, la petite Bopha Devi, aussi belle que sa mère, promise, il en était sûr, à devenir à son tour une danseuse étoile. Il ne pouvait qu’être touché par le sort d’une famille qui allait voir disparaître un père. Il se proposait de les consoler en leur offrant une forte somme d’argent de sorte qu’à la douleur ne se rajoutent pas des problèmes matériels. Quand elles se précipitèrent à ses pieds, il sentit fondre son arrogance et au lieu de leur permettre de relever le buste comme à son habitude, il les aida à se mettre debout pour qu’elles soient à sa hauteur, afin de ne plus leur être supérieur, comme si la souffrance faisait de ces femmes les égales des rois. Lorsqu’il offrit son indemnité, il comprit, au mépris qu’il lisait dans leurs yeux, combien son initiative était dérisoire. D’un ton glacial, la compagne de Pach Chhœun lui dit :
– Ce n’est pas ce que nous demandons à Votre Majesté.
– Ce n’est pas nous qui avons arrêté votre mari. Nous ne pouvons pas intervenir sur les décisions des autorités coloniales, et encore moins sur celles des tribunaux français, se défendit-il.
– Mais alors, vous êtes roi pour quoi faire, si vous ne garantissez pas la justice ? s’exclama la plus jeune.
Sihanouk les renvoya chez elles. Pour la première fois, une voix avait osé lui expliquer ce qu’était un souverain, ce que l’on attendait de lui. Il savait qu’il n’en était pas un pour de vrai, mais cela était-il une réelle excuse ? « Vous êtes roi pour quoi faire ? », la question le tarauda longtemps.
Il apprit que madame Decoux était à Phnom Penh en ce début d’année 1943. Il décida de forcer le destin et demanda à être reçu. Suzanne eut du mal à reconnaître en cet homme mûr, au visage poupin, à la démarche assurée, le beau prince qu’elle avait connu. Après les politesses d’usage – rappelons que Sihanouk venait d’avoir sa première fille – on aborda la raison de sa visite.
– Votre Majesté surestime le pouvoir que j’ai sur mon mari, je ne peux en aucun cas vous promettre de sauver M. Pach Chhœun, il faut vous adresser directement à lui.
– Hélas, Madame ! je ne le puis. Le prince que vous avez connu l’aurait fait volontiers sachant son grand cœur, mais un roi ne peut demander, à un étranger, la grâce pour un de ses sujets dans son propre pays. D’ailleurs, je ne suis pas non plus venu solliciter votre intervention, je voulais juste parler, à une amie, d’un homme que j’apprécie et qui va être exécuté sur ordre de son époux. Je vous ai apporté un exemplaire du journal La Vérité qui relate assez bien le procès fait à ces malheureux, puisque le Nagarvatta ne peut plus se défendre… On ignore pourquoi la marche de protestation a dégénéré, mais il paraît clair qu’initialement, elle était pacifique. On accuse M. Pach Chhœun d’être contre votre pays, sachez qu’il a été volontaire pour se battre en France en 14. Une anecdote résume tout ce drame et le personnage. Le juge l’a interpellé : « Je vois que vous avez été un combattant de 14. N’avez-vous pas honte à présent d’être anti-français ? ». Il lui a simplement répondu : « Je me suis engagé à 18 ans pour défendre votre liberté, maintenant que je manifeste pour la mienne, vous m’arrêtez ! N’avez-vous pas honte ? »
Le roi se leva, il baisa très dignement la vieille main adorée et prenant congé, il déclara sobrement :
– Nous ne sollicitons rien, ni moi ni Monsieur Pach Chhœun. Vous êtes désormais au courant, cela suffit. Puis-je vous demander de présenter à M. l’amiral Decoux toutes mes amitiés et lui dire combien je regrette nos longues conversations ? Mais tout est devenu si compliqué pour lui comme pour moi !
Suzanne se leva à son tour. Ses sentiments étaient confus, Sihanouk avait incontestablement grandi, l’adolescent qu’elle avait choyé, le jeune adulte qui l’avait étonné avaient laissé la place à un homme mûr qui savait ce qu’il voulait, qui faisait ce qu’il fallait. Maintenant, c’était lui qui la manipulait et, vaincue, elle était heureuse qu’il en soit ainsi.
La démarche du roi dépassa ses espérances : toutes les condamnations à mort furent commuées en relégation à vie au bagne de Poulo Condor. Hélas ! Ce bagne était un des plus terribles au monde. L’achar Hem Chieu décéda au bout de six mois ; Pach Chhœun parvint à survivre, il avait perdu quarante kilos et une bonne partie de sa santé lors de sa libération en 1945.
Pour l’instant, Sihanouk pouvait être satisfait de son intervention et jouir sans nuage de la vue du ventre de Pongsanmoni qui, à son tour, s’arrondissait. Et comme un bonheur ne vient jamais seul, il fit la connaissance d’une autre de ses tantes, la princesse Sisowath Monikessan, fille du roi Monivong. Les Français tiraient eux aussi un bilan positif des événements, ils avaient frappé et décapité le mouvement nationaliste sans comprendre que tous ces morts qui pourrissaient sous terre ne pouvaient qu’enrichir le sol.